Déverrouiller le système de gestion, donner de l’air aux acteurs et reprendre la marche en avant…

 

Résumé

Un contrôle efficace, ce serait bien , plus de résultats ce serait mieux !

Refondre complètement les divers règlements en les passant tous à « l’analyse de la valeur »… et n’en garder que l’utile.

Mettre en oeuvre partout le dispositif de co-direction matérialisant la co-responsabilité des deux partenaires qui co-opèrent… seule chance véritable d’instiller une dose suffisante et durable de « bonne gouvernance » dans le comportement des dirigeants locaux.

Mesurer l’efficacité de l’action … évaluer les résultats et les compétences des responsables des diverses unités mais aussi des dirigeants des Commissariats et des Directions Générales … les « hauts responsables » ne sauraient être exonérés de leur haute responsabilité…

Ecarter les dangers de sclérose méthodologique qui guettent les Délégations dans leur microcosme, créer les réseaux qui favorisent l’innovation et la diffusion des meilleures approches et méthodes.

Texte complet

Un contrôle efficace, ce serait bien, des résultats, ce serait mieux ….

 

Est-ce vraiment si difficile de revenir au principe fondateur de la coopération, à savoir placer l’homme au dessus des exigences du contrôle comptable et financier ? La meilleure garantie d’une saine et efficace utilisation de l’argent du contribuable n’est-elle pas d’obtenir des résultats ? En n’atteignant pas l’objectif, on perd en effet, la totalité de la mise. Les contrôleurs travaillant sur documents, peuvent au mieux détecter quelques anomalies de chiffres ou de dates par rapport aux documents budgétaires mais en en aucun cas, ne peuvent détecter les erreurs stratégiques ou de choix techniques ni même les détournements de fonds les plus importants, c’est à dire les causes majeures d’une gestion inefficace de l’argent public. La multiplication de ces contrôles au delà du raisonnable, peut même ralentir l’exécution d’un projet au point de le bloquer et d’en ramener le résultat à peu de chose ou presque rien. Il suffit pour s’en convaincre, de lire les rapports d’audit y compris ceux de la Cour des Comptes, dont le langage policé même s’il se limite au domaine financier et comptable, est aisément déchiffrable pour qui connaît par ailleurs, la réalité opérationnelle des projets. La Cour des Comptes par définition, reste dans le cadre du système en place et n’a pas pour vocation de le remettre en cause.

 

Les audits externes quant à eux, y compris ceux des grandes sociétés internationales d’audit derrière lesquels se réfugient les fonctionnaires avant de prendre une décision, n’ont pour vertu que de couvrir ces derniers sur l’exécution passée ou de justifier le feu vert qu’ils donnent au déblocage des tranches successives de financement. Ces audits se bornent en effet, à vérifier que les dépenses ont été faites dans les normes budgétaires et comptables, selon les procédures prévues et avec les signatures requises ; ils ne sauraient apporter aucune garantie quant à l’opportunité des dépenses ni à la valeur réelle des travaux ou services effectués ou des fournitures livrées. Peut-on d’ailleurs demander à une filiale d’une société d’audit internationale au Yémen, au Népal, au Nicaragua ou ailleurs, d’aller au fond des choses et de dénoncer par exemple, surfacturations et détournements ou simplement d’exprimer des doutes quant à la réalité des prestations fournies par des entreprises complices, voire souvent propriété des autorités mêmes dont elle est chargée de contrôler la gestion ? Ces filiales deviendraient vite non grata ou n’auraient bientôt plus de clients ! Et on ne parle pas bien évidemment, des sociétés locales d’audit. Ce type de contrôle n’est qu’une rêverie administrative et un écran de fumée !

 

Le seul véritable contrôle a posteriori et au fond, est celui que peut exercer une mission d’évaluation où on trouverait à la fois des experts de la partie stratégique qui vérifient la justesse des orientations et de l’approche, des experts techniques qui contrôlent l’opportunité des investissements et leur valeur réelle, et des experts financiers qui vérifient les comptes et l’application des procédures. C’est à l’occasion de ce type de missions que l’on peut identifier les déficiences, erreurs ou turpitudes que l’on a signalées ici et dans les chapitres précédents. Quant au contrôle a priori, le seul efficace est celui que peut garantir à la source, l’accord préalable d’un co-directeur européen présent sur le terrain et co-décideur sur le projet : les fonctionnaires des Délégations, en particulier ceux des fameuses sections « contrats-finances », ont trop de projets à suivre, n’ont pas les compétences techniques nécessaires, sont trop éloignés du champ de bataille et ne peuvent en réalité que faire un contrôle de pure forme.

 

Il faut certes, laisser suspendue en permanence sur les gestionnaires, l’épée de Damoclès du contrôle mais restons conscients que la meilleure gestion financière est de faire en sorte qu’un projet avance rapidement vers ses objectifs quitte à prendre des risques plutôt que de le paralyser par des contrôles d’autant plus inopérants qu’ils sont multiples, tatillons et de pure forme. Les fonctionnaires de tous niveaux, doivent bien se pénétrer de cette évidence : la coopération est un risque stratégique et opérationnel permanent, on peut même le considérer comme beaucoup plus grand que le risque « entrepreneurial » car l’aide fait intervenir beaucoup plus de paramètres de jugement et comporte beaucoup plus d’éléments d’incertitude ne seraient-ce que les aspects psychologiques, sociologiques et socio-économiques sans parler des aspects politiques et culturels.  Alors de grâce, ne nous obstinons plus à contrôler l’incontrôlable et que les contrôleurs s’abstiennent de compliquer la tâche des opérationnels et de créer par là, un risque d’échec supplémentaire !

 
 

Refondre complètement les divers règlements

 

Il est bien évident que la remise en cause des approches politiques ainsi que des stratégies de terrain dont nous avons parlé, ne vaudront que si l’on procède aussi à une réécriture complète des règlements qui présideront à leur application. Il faut refondre de fond en comble, les divers règlements qui gouvernent la gestion des différents secteurs et instruments de la Coopération en commençant bien sûr par le règlement-maître, le Règlement Financier. La méthode est pratiquée depuis longtemps au sein des entreprises car celles-ci doivent s’adapter en permanence à l’évolution de leur marché sous peine de disparaître. La ruine ou la faillite étant épargnée aux administrations, l’exigence d’amélioration et d’adaptation permanentes a toujours du mal à les pénétrer car leur personnel de direction ni a fortiori, celui d’exécution n’ont été formés à un tel impératif. Ils ont en revanche, le souci de la continuité du service public mais ce concept dérive malheureusement très vite, vers les délices de la « conservation » et d’une « sophistication » toujours plus grande des règles et procédures qui le régissent. Alors commence le processus de sclérose bureaucratique accompagné de la perte progressive d’efficacité du service aux dépens de ses objectifs fondamentaux. 

La remise en cause de leur schéma habituel de pensée et de leur cadre d’action n’étant pas un réflexe naturel des administrations, il convient donc de les y inciter fortement et de les y forcer au besoin. C’est le rôle des chefs de ces administrations et à défaut, des instances politiques qui sont censées les superviser et orienter ou ré-orienter leur action. Pour l’heure, l’abstention de ces chefs et de ces instances révèle simplement une grave négligence de commandement et de contrôle.

 

La méthode est de procéder successivement et systématiquement, à une « analyse de la valeur réelle » de chaque élément du règlement (structures, règles, procédures et circuits de gestion) au regard des objectifs et du contexte d’action de l’instrument de coopération examiné. Si cette analyse est positive, on garde ou on améliore ; si elle est négative, on adapte, on complète ou on élimine l’élément défaillant. Le fil directeur de l’analyse d’état actuel et de l’élaboration des propositions nouvelles, réside dans l’application systématique des principes « d’organisation en flux continu et de gestion juste à temps » dans le but de ramener au minimum incompressible les délais d’exécution des opérations administratives des services d’une part, d’assurer le maximum de flexibilité et de réactivité à la « production » des bureaux d’autre part. On éviterait ainsi par exemple, de devoir payer des intérêts de retard sur d’autres intérêts de retard antérieurement concédés aux bureaux d’études à qui la Commission devait de l’argent, comme cela est arrivé récemment sans que cela choque outre mesure nos comptables !! Cet exemple n’est qu’un détail amusant mais significatif pour illustrer notre propos quant à l’inertie du système. Le manque général de réactivité dont il fait preuve, a cependant, des conséquences autrement plus graves lorsque les résultats des projets ne sont pas au rendez vous pour les « bénéficiaires ». Ce sont d’abord les coûts engendrés inutilement, une entreprise parlerait de pertes ! Plus grave encore, la réputation et la crédibilité de la Commission, en sont fortement atteintes et par voie de conséquence la perception de sa politique étrangère en général.

Les techniques de remise à plat et de redressement des grands systèmes de gestion sont connues et appliquées depuis des décennies dans les entreprises. Elles ont été appliquées avec succès mais encore trop timidement, dans diverses administrations des pays européens dont les délais de traitement des dossiers ont pu être considérablement réduits sans pour cela, porter aucunement atteinte à la sécurité de la gestion financière ni aux règles de gestion d’ordre public. Il suffirait de prendre la décision de le faire à la Commission ! Qui en prendra l’initiative ? Faudra-t-il aller jusqu’au scandale politique ou faut-il attendre béatement que la grâce touche ses Directeurs et ses Commissaires ?

 
 

Mettre en œuvre partout, le dispositif de co-direction concrétisant la co-responsabilité des deux partenaires au sens propre du mot « co-opération »

 

Le dispositif de co-responsabilité et de gestion par Co-direction tel qu’il a été défini plus haut, doit être mis en oeuvre au plus tôt et systématiquement, dans tous les projets, programmes ou activités de coopération. Cela consiste à déléguer les responsabilités de gestion aux deux co-directeurs du projet, européen et national, en soumettant leurs décisions à un triple contrôle. En amont, les autorités de tutelle (Commission et Institution nationale responsable) approuvent ou rejettent les Plans de travail annuels préparés par la Co-direction. En cours d’exécution, les Co-directeurs sont habilités dans le cadre de ces Plans de travail, à prendre toutes les décisions engageant le projet vis à vis de son personnel, de ses fournisseurs et de tous ses partenaires de terrain, sans intervention des autorités de tutelle mais sur la base des manuels de gestion (personnel, achats de travaux, fournitures ou services, gestion comptable et financière en particulier) qu’ils auront préparés et fait approuver préalablement par ces dernières. A posteriori, des missions d’évaluation et d’audit procèderont à l’évaluation technique et financière des décisions prises pour l’exécution du projet.

Les co-directeurs seront, devant les autorités nationales et celles de la Commission, conjointement responsables de l’exécution correcte des activités dans les formes et dans les délais prévus, au niveau voulu de qualité technique et de coûts pour atteindre effectivement les objectifs recherchés. En particulier, ils signeront conjointement tous les documents qui engagent financièrement le projet à savoir les appels d’offres et les marchés, les commandes et achats de toute nature, les chèques ou transferts, le recrutement du personnel et ses rémunérations, etc… 

On notera que les manuels de gestion pouvant être aisément adaptés aux nécessités et contraintes de chaque projet ou type de projet, il suffira que les « règlements » dont nous avons parlé plus haut, se bornent à définir les principes de gestion que les manuels des projets devront respecter, sans entrer dans le détail des procédures. Il s’agira de principes ou règles d’ordre public qui devront comporter quelques limitations d’habilitation, en ce qui concerne par exemple les montants d’engagement que les co-directeurs pourront décider sans approbation préalable de la Commission ou du ministère local de tutelle. Ces avals préalables resteront l’exception car la règle doit être la capacité et la responsabilité des co-directeurs dans les décisions et engagements qu’ils prennent. L’accord de financement qui créera le projet et lui donnera la personnalité juridique, devra également prévoir le statut légal des co-directeurs avec statut international pour le co-directeur européen.

 

L’existence d’une Co-Direction , permanente, agissant sur place et co-responsable, rend inutile la majeure partie des contrôles a priori, autorisations préalables ou avals qui sont actuellement, la principale cause des retards d’exécution des projets et la raison première de la démotivation des équipes de fonctionnaires et de consultants qui travaillent pour la Commission.

L’expérience a prouvé en effet, que les trois niveaux de contrôle cités précédemment suffisent amplement et que la confiance ainsi montrée aux équipes de Co-direction, constitue un puissant facteur de dynamisation de l’action sur le terrain. En tout état de cause, les transferts de fonds de la Commission seront toujours échelonnés par tranches successives en fonction des réalisations antérieures et des plans de travail prévisionnels ce qui limite les risques à très peu de chose. Bref, il est toujours préférable de réussir un projet en prenant quelques « risques hors procédure » que de se replier sur la certitude d’une réalisation médiocre ou d’un échec en raison des obsessions de certains en matière de contrôle comptable et financier. Ce serait à coup sûr, une gestion plus efficace des milliards d’euro des fonds publics de la coopération.

 

La seule condition est que la Commission abandonne son utopie d’appropriation des projets par les Gouvernements et les institutions nationales responsables. Nous avons déjà expliqué pourquoi cela restait un fantasme contre-productif tant que les élites ne se seraient pas massivement converties aux principes de bonne gouvernance. Nous avons également montré par ailleurs, que la meilleure façon d’assurer cette nécessaire et difficile transition était de les accompagner par une démarche de co-responsabilité qui leur ferait progressivement acquérir les notions et les réflexes de la bonne gestion et de l’intérêt général dont elles sont encore très éloignées. Cela implique que la Commission accepte de prendre un peu plus de responsabilités et de risques comme cela était le cas dans les années 80-90 en Amérique latine et en Asie où le système de Co-direction avait parfaitement fonctionné. On a d’ailleurs pu observer le désordre et l’inefficacité dans lesquels se sont trouvés plongés les projets lorsque les dirigeants bruxellois ont brusquement pris le risque d’abandonner ce système de gestion au tournant des années 2000. Il suffit pour s’en convaincre de parler aux praticiens, aux partenaires nationaux et aux fonctionnaires des Délégations ou de Bruxelles qui ont eu l’expérience concrète de ce type de gestion. On ne reviendra pas sur les circonstances politiques et institutionnelles qui ont sans doute poussé la Commission d’alors à se décharger de ses responsabilités en les transférant aux gouvernements et institutions locales sous le noble prétexte qu’ils « s’approprient les projets » !? La Banque Mondiale semble-t-il, est revenue de cette belle utopie mais elle dit, et là aussi il y a bien sûr, un peu de lâcheté et beaucoup d’irresponsabilité de sa part, que son aide étant octroyée sous forme de prêts (donc propriété du gouvernement assisté et théoriquement remboursable), elle serait obligée d’en laisser la gestion au récipiendaire, et cela même si les conditions en sont très laxistes et les pratiques trop souvent abusives . La Commission, délivrant son aide sous forme de don, n’a évidemment pas la même contrainte ou plutôt, la même excuse au laisser-faire. Il faudrait seulement qu’elle ait la fermeté et l’ardeur nécessaires pour remettre en vigueur et généraliser un système de co-responsabilité seul adapté aux nécessités du contexte, en particulier à l’idiosyncrasie des différents interlocuteurs et à l’impératif d’efficacité de l’aide pour le plus grand profit des populations bénéficiaires. Ces dernières, que cela plaise ou non, attendent plus de réactivité de nos actions et plus d’efficacité de nos projets.

 

Insistons encore sur le fait que développer l’aide budgétaire comme semble vouloir le faire la Commission, sans avoir au préalable, fermement restauré les principes de co-décision, co-contrôle et co-responsabilité des projets financés par l’aide, serait aberrant et ferait porter à la Commission une lourde responsabilité à l’égard des contribuables européens mais aussi des populations aidées dont les attentes risqueraient d’être fortement déçues. L’idée de l’aide budgétaire est certes, à la mode chez les bailleurs mais il faut en fixer soigneusement les limites. La Coopération britannique par exemple, est très entichée depuis quelques années du concept de « sector wide approach » qui reste assez flou tant qu’on n’a pas précisé ce qu’on entend exactement par « secteur » ni défini comment on en gérera le contenu !

 
 

Mesurer l’efficacité de l’action …

 

Un autre impératif est de mettre sous contrôle ou pour employer une formule moins brutale, mettre en place les instruments permettant de mesurer l’efficacité de l’action (ou de l’abstention !) des responsables d’Unités, de Directions, Directions générales ou Commissariats chargés de la Coopération et des Relations extérieures de la Commission. Ceci signifie que, eux aussi, auront à répondre des résultats de leur administration devant les autorités hiérarchiques et « politiques » (Conseil et Parlement) en fonction des « IOV » (indicateurs objectivement vérifiables) et des appréciations plus qualitatives qui permettront de mieux appréhender les résultats de leur activité mais aussi leur capacité d’innovation et leurs méthodes de commandement et de gestion.

 

Il conviendra pour cela, d’améliorer les grilles actuelles ou de créer les grilles qui manqueraient pour l’évaluation des politiques, stratégies, programmes et projets, de telle sorte qu’elles puissent rendre compte de façon correcte, de la pertinence des objectifs (donc de leur valeur réelle par rapport à ce qui pourrait ou devrait être fait), de l’atteinte desdits objectifs (efficacité d’exécution), ainsi que du taux d’exécution physique et du taux d’exécution financière. On utilisera en partie, les instruments existants d’évaluation et de suivi des projets et aides diverses mais il faudra mettre au point des outils beaucoup plus exigeants qui obligent les évaluateurs à sortir du cadre dans lequel ils ont trop tendance à confiner leurs conclusions et recommandations, de façon que ces dernières ne se limitent pas à célébrer ou « bricoler » l’existant mais cherchent plutôt à mettre en exergue ce qui pourrait être fait en prenant des options stratégiques ou opérationnelles plus efficaces et peut être plus radicales… même si celles-ci comportent éventuellement quelques risques !! On ne connaît pas de succès majeur sans prise de risque et si la coopération ne le fait pas, qui le fera ?

 

Ce système d’évaluation de l’activité des uns et des autres, sera complété par un système classique d’évaluation des compétences et des capacités des responsables aux différents niveaux. Des profils de postes doivent être établis et les compétences pour les tenir, définies. On notera ensuite chaque responsable en fonction de ces profils et du niveau des compétences dont il peut faire preuve. Cette notation, a priori annuelle, sera effectuée par les chefs directs puis révisée et pondérée par une commission ad hoc d’évaluation. Elle permettra de définir les compléments de formation dont les uns et les autres pourraient avoir besoin et de faire des propositions d’avancement de grade, fonction ou échelon fondées sur la capacité à obtenir des résultats ou sur la compétence pour tenir tel ou tel type de poste plutôt que sur l’ancienneté ou l’arbitraire du chef. Elle permettra enfin, et ceci jusqu’aux plus hauts échelons, de mettre en évidence les insuffisances de comportement des uns et des autres face aux aléas de la coopération et aux faiblesses constatées. Aux niveaux de commandement, l’appréciation deviendra évidemment plus qualitative dans la mesure où les qualités de « chef » et les aspects d’efficacité politique et stratégique prendront logiquement le dessus dans l’évaluation, pour déboucher sur une promotion ou une sanction éventuelle. 

 

Par la combinaison de ces outils de mesure, on obtiendra une évaluation analogue à celle que l’on obtient dans les entreprises lorsqu’on y évoque les notions de rendement brut et de rendement net des activités. On pourra alors évaluer les résultats et les coûts par rapport à ce qui était prévu mais aussi par rapport à ce que l’on aurait dû obtenir par une appréciation plus juste au départ, des problématiques réelles de développement auxquelles il s’agissait de faire face dans chaque pays, secteur, région, puis au niveau ALA, MEDA, ACP, TACIS, CARDS, etc…. et enfin, au niveau de la coopération dans son ensemble.

Par ailleurs, on mettra en évidence les responsabilités des uns et des autres dans le succès, l’échec ou tout simplement la médiocrité des différentes activités de coopération. Il paraît banal de le dire mais il n’est peut être pas inutile de réaffirmer ici que les Commissaires, Directeurs Généraux et Directeurs sont les premiers responsables de l’efficacité de leurs services et, à ce titre, les premiers à devoir se préoccuper d’assurer une amélioration continue de leur performance.

 
 

Ecarter les dangers de sclérose méthodologique qui guettent les Délégations

 

Au delà de la réforme du système de gestion dont on vient de parler, il faut penser à la difficulté de doter chaque Délégation, d’une équipe technique disposant de suffisamment de compétences et de temps pour participer effectivement à la définition des politiques de coopération, lancer, gérer et suivre les projets et enfin, suivant les résultats obtenus, réfléchir sur les stratégies et les méthodes pour en assurer l’amélioration et l’adaptation permanentes. L’effectif actuel d’une Délégation même des plus importantes, et encore sous les réserves que nous avons égrenées tout au long des chapitres précédents, ne permet au mieux que d’assurer de façon minimaliste les fonctions de conception, de gestion et de suivi des projets. Les fonctions de conception des politiques et de programmation de la coopération sont quant à elles, bâclées car elles devraient s’alimenter aux sources d’une réflexion stratégique et méthodologique que les fonctionnaires n’ont pas le temps de conduire ni assez souvent, les compétences ou l’expérience suffisantes pour le faire. L’apport des consultants à cet égard, pourrait être majeur mais le caractère éphémère de leur intervention empêche que leurs analyses soient correctement assimilées et que leurs recommandations soient efficacement mises en œuvre par manque de temps disponible ou manque d’expérience de terrain des responsables des Délégations. Le risque est donc grand de voir progressivement les méthodologies vieillir et les interventions s’engluer dans la routine par manque d’innovation. 

Cet aspect « recherche-développement » ne pouvant être traité au niveau des seules Délégations, il faudrait envisager la création de « comités de stratégie et de méthodologie » et les organiser en réseau autour d’un noyau central à Bruxelles qui serait chargé d’assurer la formalisation et la diffusion de l’innovation méthodologique. A ces comités participeraient les responsables opérationnels des Délégations tandis que la coordination centrale serait assurée par une unité de recherche dont le « fonds intellectuel et expérimental » serait alimenté autant que de besoin, par les apports méthodologiques des consultants les plus innovateurs dans les différents domaines de la coopération. Le progrès méthodologique serait ainsi assuré et la sclérose évitée, grâce à la mise en commun des expériences menées par les différentes Délégations et celles de l’immense réservoir d’expérience et de recherche des consultants…. à condition naturellement, de faire appel aux meilleurs et de savoir les choisir. Il s’agit donc de mettre à contribution l’expérience des uns et des autres et de la diffuser après mise en forme. Cela va donc beaucoup plus loin que l’action d’une simple « unité évaluation » telle qu’elle existe actuellement, puisque l’objectif au delà de l’évaluation, est de rechercher, mettre en forme et diffuser le progrès méthodologique.

Une démarche « qualité » a été entreprise par la Commission dans les toutes dernières années. On ne saurait encore en voir les résultats sur le terrain mais il faut garder l’espoir qu’elle contribue effectivement, à mettre en valeur et répandre les bonnes méthodes et les bonnes approches. Les investigations et rapports des missions dites de « monitoring » peuvent cependant, laisser sceptiques à cet égard car ces missions très courtes pour ne pas dire superficielles, n’ont pas vraiment les moyens d’aller au fond ni de distinguer le « réplicable » du « jetable » … et il resterait en tout état de cause à formaliser ce qui est bon et à le diffuser.

 

D’autres dangers guettent les fonctionnaires des Délégations comme ceux de toute ambassade ou représentation à l’étranger. Le premier est d’épouser trop pleinement les opinions et desiderata des autorités du pays au point d’en devenir l’avocat auprès de Bruxelles plutôt que d’agir en tant que représentant des intérêts de Bruxelles auprès du pays (il est vrai que certains délégués mais ils sont moins nombreux, ont l’attitude exactement opposée au point de se méfier de tout ce que propose le pays ce qui n’est pas bon non plus !).

Le second danger peut être encore plus pernicieux, est de « s’imbiber » progressivement des a priori et poncifs, politiques, économiques ou sociaux du microcosme local, au point d’en perdre le sens critique et de devenir aveugle à la problématique réelle : ce sont les fameuses erreurs ou demi-vérités qui indéfiniment répétées dans un cercle assez étroit, finissent par devenir des évidences incontournables sur la foi desquelles on élaborera de faux raisonnements et de mauvais projets.

Chacun sacrifiera plus ou moins à ces deux risques selon son « équation personnelle » c’est à dire en fonction de l’acuité de son discernement et de la profondeur de son expérience. La rotation du personnel est le premier moyen d’y faire face et n’écoutons pas ceux qui disent qu’il faut du temps pour « prendre pleinement possession de son poste » : les consultants le font bien, étant obligés de faire le tour des problématiques nationales en quelques jours ou quelques semaines lors de chaque intervention. Ensuite, l’écoute des gens de l’extérieur et en particulier celle des consultants, permet d’injecter un peu d’air frais dans le microcosme et de remettre les choses à leur vraie place au cas où elles n’y seraient plus.

 

A cet égard, il est fondamental que les Délégations et la Commission en général, changent d’attitude vis à vis des consultants : les consultants sont des partenaires à part entière dans la mesure où la Commission n’a pas les moyens de concevoir, réaliser ni même de contrôler ses propres actions par ses propres moyens. De l’ardeur et de la compétence des consultants dépendent en réalité, le succès ou l’échec de la Coopération. Les traiter en partenaires fiables et responsables plutôt qu’en « sous-traitants » dont on doute toujours un peu, créerait entre fonctionnaires et consultants, une dynamique et une synergie autrement plus efficaces que l’actuelle démotivation qui se répand dangereusement depuis une dizaine d’années dans le milieu de la coopération européenne, chez les fonctionnaires comme chez les consultants. Les premiers ont une fâcheuse tendance à se couvrir de plus en plus « en ouvrant le parapluie » hiérarchique ou en se bornant à appliquer le règlement et les seconds, à se contenter d’encaisser les honoraires de leurs prestations sans prendre trop de risques !!! Le trait est à peine exagéré et la solution se trouve dans les réformes dont on a parlé tout au long de cet essai. On peut encore remettre l’édifice d’aplomb mais il faut le faire vite car les jeunes fonctionnaires et les jeunes consultants prennent de mauvaises habitudes depuis déjà trop longtemps. On n’ose imaginer que les fonctionnaires et consultants qui ont maintenant 35 ou 40 ans puissent continuer voire finir leur carrière, dans les conditions de travail actuelles : « etwas muss geschehen » disait-on dans l’Allemagne désorientée des années 20 mais on espère qu’à la Commission, ce sera la réforme et non la révolution.

 

A propos de l’utilisation des consultants, un autre danger guette la Commission si elle n’y prend garde. Les pays aidés n’ont de cesse de dire qu’il suffirait de leur donner l’argent pour qu’ils se chargent eux mêmes du travail avec leurs propres consultants. Nous avons vu et donné suffisamment d’exemples de l’inanité et du danger de cette prétention tant que les élites nationales et locales ne sont pas mûres mentalement et techniquement pour le faire. Malheureusement la Commission, dans la ligne de sa désastreuse démission sur le sujet de la Co-direction, montre une propension toujours plus forte à déléguer l’exécution aux gouvernements et à confier toujours plus de tâches à des consultants locaux plutôt qu’à des consultants européens. La bien-pensance politique (toujours la fameuse erreur quant au concept d’appropriation ) mais sans doute aussi la facilité lui permettraient ainsi de se décharger de toute responsabilité sur les seuls « bénéficiaires » jusqu’à en perdre définitivement la vision même du terrain. La Commission doit réagir avant que le piège ne se referme car elle ne dispose pas d’autre « force de frappe » technique ni de gestion que celle de ses consultants et les Délégations pourraient bientôt devenir aveugles en matière de contrôle sans même évoquer l’idée d’une quelconque maîtrise de l’action. Au rebours de cette attitude, réaffirmons l’urgence de reprendre notre part de responsabilité et de rétablir le système de co-décision et de co-direction partenariales qui l’accompagne.

Il est impératif aussi qu’elle choisisse ses consultants directement et sans intervention (ou avec un simple aval) du partenaire national (au même titre que la Commission donnerait son aval à la nomination du Co-directeur national). En effet, si la Commission laissait la porte ouverte à un quelconque pouvoir de décision de la part des autorités locales sur le choix des bureaux d’études et des consultants, le champ deviendrait aussitôt libre pour la course à la concussion d’un côté et à la corruption de l’autre de la même manière que nous l’avons expliqué plus haut pour les marchés de fournitures, travaux ou services. La Commission est bonne fille mais elle doit quand même garder le contrôle de ce qui est fait avec son argent. De même au niveau de certaines délégations, il n’est pas sain que des responsabilités de décision ou de gestion qui devraient être assurées par des fonctionnaires européens, le soient par des contractuels locaux : il y a à cela des raisons de confidentialité évidentes et aussi, de défense objective des intérêts de la coopération. Il convient de pratiquer la co-direction au niveau des projets et autres activités de coopération pour des raisons d’efficacité technique et financière par le biais d’un partenariat bien compris mais il ne s’agit pas de mettre la coopération elle même ni les délégations, sous co-direction avec du personnel local ! Il est important de ne pas mélanger les genres. 

Nous avons suffisamment parlé des dérives possibles qui tiennent à l’impossibilité pour les nationaux de rester insensibles aux pressions de leur gouvernement, de leur famille ou de leur clan ou encore, à ce qu’ils croient de bonne foi, être l’intérêt de leur pays ou de leur institution : ceci s’applique aux consultants locaux comme aux cabinets d’audit et à toutes les entreprises locales. On en a fait l’expérience partout et encore tout récemment en Ethiopie où, lors de l’évaluation d’un programme de plusieurs centaines de millions d’euro, les consultants éthiopiens recrutés pour cette mission, avaient très peur et on le comprend fort bien, de critiquer la politique de leur gouvernement et celle des bailleurs c’est à dire leurs pourvoyeurs de contrats passés, présents et futurs. Ils ne sont donc pas sortis du cadre stratégique et opérationnel tel qu’il avait été défini par ces derniers et leurs conclusions, limitées à ce cadre, pouvaient dès lors laisser croire que tout allait bien sur ce programme sauf à en améliorer quelques détails de fonctionnement technique ou administratif ce qui ne pouvait, et ici encore très naturellement et très humainement, que satisfaire le gouvernement et rassurer les bailleurs. C’est donc au consultant européen, qu’est revenue la tâche autrement ardue, de mettre en cause les orientations stratégiques et les approches du Programme ainsi que les recommandations utiles qui permettraient de le redresser au plus vite pour avoir une chance d’obtenir les résultats voulus et ne pas le voir rapidement perdre toute pertinence ! L’option de ne changer les choses qu’à la marge était à court terme, plus confortable pour tous mais bien évidemment, moins profitable à terme, pour les populations concernées.

 

La meilleure manière d’éviter ces dérives serait d’en revenir à une collaboration plus saine et plus franche entre fonctionnaires et consultants qu’ils soient européens ou nationaux. La Commission ou plutôt ses Délégations qui ont maintenant le pouvoir de recruter les consultants, ont pris la détestable habitude de cadrer l’intervention de leurs « experts » en fonction de ce qu’ils souhaitent que ces derniers disent : elles ont peur en effet, du scandale politique et d’une confrontation éventuelle au cas où les rapports d’évaluation n’iraient pas dans le sens souhaité ou pire, mettraient en cause ce que fait la Commission voire les politiques du Gouvernement ou celles des autres bailleurs. Cette crainte est de plus en plus présente au sein des Délégations et elles s’évertuent à inciter les consultants à conclure que tout va suffisamment bien pour continuer sur le chemin choisi même s’il conduit à la catastrophe ou plus souvent, à un simple gâchis. La plupart des appels d’offres de recrutement d’experts sont maintenant rédigés de telle manière que le consultant doive tenir le cadre pour donné et s’abstienne de le remettre en cause or, ainsi que nous l’avons déjà souligné, que vaut une évaluation qui se contenterait de mesurer les résultats éventuels de telle ou telle action de coopération sans vérifier que l’action elle-même est pertinente et fondée ? Cette tendance, sous-jacente dans tous les contextes administratifs, a existé de tous temps à la Commission mais elle devient beaucoup trop forte depuis quelques années à croire que les Délégations ne passent par les consultants que pour faire avaliser des décisions déjà prises : on accepte à la rigueur quelques recommandations d’amélioration des actions en-cours dans le cadre initial mais on se refuse à tout changement ou ré-orientation stratégique qui rendraient les programmes réellement efficaces et utiles. C’était le cas de l’exemple éthiopien cité plus haut, tout comme celui des instruments micro-projets du Congo ou de Mauritanie, de la stratégie de sécurité alimentaire au Niger ou encore, de ce récent appel d’offres pour l’évaluation ( en moins d’un mois !) d’un Programme régional de sécurité alimentaire en Amérique centrale qui nécessitait d’analyser en même temps les politiques correspondantes de quatre pays différents. Comment veut-on que dans ces conditions, les consultants puissent faire des recommandations pertinentes et argumentées sur ce qui devrait être fait ? Ils facilitent alors la vie de leurs mandants en se limitant à quelques remarques de détail sur ce qui est fait quitte à justifier ainsi un projet médiocre voire inutile ou parfois même, contre-productif en matière de dynamique de développement !