Viser juste, choisir les priorités correctes et les politiques efficaces

 
 

Résumé

Le problème de l’aide n’est pas quantitatif, c’est la méthode qu’il faut changer …

D’abord, s’accorder sur les politiques et fixer les conditions du « contrat partenarial »… mais surtout, les faire respecter ou partir !

Le secteur informel est la priorité absolue… abandonner la politique « cadeau » et rompre le cercle vicieux « assistance-dépendance » … il faut entraîner la masse des familles et des groupements locaux dans un vaste mouvement « d’autonomisation » technique et financière … les approches existent, il faut les mettre au cœur des politiques de coopération…

Les dynamiques de développement local naîtront du couplage de l’approche globale et horizontale propre à l’informel avec les approches sectorielles normatives, par essence centrales et verticales, par le biais d’une planification et d’une action conjointes des partenaires privés, associatifs et publics pour la réalisation de leurs objectifs communs prioritaires  

Et le secteur moderne ? les entreprises et l’administration publique ne sortiront de l’ornière de façon durable que si les élites s’obligent à mettre en place et dûment respecter un cadre légal, judiciaire et institutionnel  fiable. En attendant, il faut les « accompagner » sur le chemin de la bonne gestion et se garder de laisser la coopération à leur seule fantaisie.

Texte complet

Le problème de l’aide n’est pas quantitatif, il est qualitatif : c’est la méthode qu’il faut changer

 

Si elle continue de borner son action aux seuls effets directs du champ temporel et spatial assez limité de ses projets ou aides diverses, la coopération internationale ne pourra jamais faire face aux immenses besoins des pays en développement même si son volume devait doubler, tripler ou décupler. Le problème est de démultiplier ses effets en entraînant les élites et derrière elles, les populations, dans un mouvement généralisé de progrès économique et social où chacun et d’abord les intéressés eux mêmes, multiplient les actions et innovent au lieu de se contenter de recevoir. Il y faut une autre approche que celle constamment balbutiée et répétée sans grande imagination, depuis que l’aide publique au développement a été « inventée » .

 

Les projets des bailleurs se satisfont en général, de quelques résultats limités dans le temps et dans l’espace, par exemple : un soutien budgétaire global ou sectoriel qui aidera tel gouvernement ou telle institution à passer l’année, un pont, une route, un barrage, une unité scolaire, une clinique, un puits d’eau potable, quelques micro-entreprises, quelques quintaux de semences, etc….bref, quelques cadeaux ponctuels dont l’impact pour les uns, sera limité à la durée du projet et pour les autres déclinera avec le temps à la mesure de la dégradation progressive de l’investissement effectué. Tout cela est certes fort intéressant pour le cercle étroit de ceux qui pourront en bénéficier à un moment donné et en un lieu donné mais ces actions ne créent aucune dynamique propre de développement susceptible d’entraîner dans le mouvement, des masses importantes de gens au delà du temps et du lieu de l’action considérée. Ce sont des actions ponctuelles que l’on peut répéter et disperser à l’infini sans jamais enclencher de dynamique susceptible de satisfaire les besoins à l’échelle qui convient. Satisfaire aux besoins de la masse des gens, implique de les mobiliser tous et de les mettre en situation psychologique, technique et financière d’y répondre par eux mêmes : les élites et l’Etat doivent « s’y mettre » pour y impliquer ensuite la société civile et l’ensemble des citoyens, la coopération peut en être le catalyseur mais elle ne peut le faire à la place de l’Etat et des élites locales . Les projets doivent donc avoir pour objectif « d’enseigner à faire » ou à la rigueur de « faire faire » mais plus jamais de « faire » directement ce qui est le lot commun de la plupart des grands projets.

 

L’objectif paradoxal et ultime de la coopération ou de l’aide au développement, est en effet, de disparaître aussitôt qu’elle aurait enclenché les processus idoines de développement autonome, à savoir des processus animés par les gens eux mêmes au niveau national comme au niveau local. Tel devrait être l’objectif central de tout projet de développement. Pour cela c’est sur l’homme qu’il faut agir, lui qu’il faut convaincre, former et accompagner. C’est lui qui pourra alors répéter, multiplier, développer les activités et en entreprendre de nouvelles. Un projet classique, quel que soit le discours dont on l’affuble sur la « viabilité et la reproductibilité » de ses activités, se résume à une production matérielle à un moment donné et à un endroit donné, au profit des quelques chanceux qui s’y trouvent. L’important n’est pas de financer et réaliser des projets de ce type ni d’obtenir quelques résultats matériels, mais bien d’apprendre aux gens et aux institutions nationales comment les concevoir, les monter, les financer et les réaliser par eux mêmes de façon à pouvoir effectivement couvrir un jour, l’ensemble de la population sur l’ensemble du territoire. C’est là un changement d’optique fondamental de la philosophie de la coopération.

Ce langage n’est malheureusement pas celui de la Commission ni des autres grands bailleurs ou donateurs qui s’évertuent encore à parler de « bénéficiaires » dans tous leurs documents contractuels et officiels ! Jamais, dans ces documents, on n’explique que l’objectif central est « d’aider les bénéficiaires à devenir des acteurs » et encore moins, comment on y arrivera ! Il faut donc commencer par changer les mots pour changer la philosophie de l’action.

Le raisonnement autour de cette stratégie directrice, permettra de remettre un peu d’ordre dans les priorités du développement et ses instruments.

 
 

D’abord, s’accorder sur les politiques et fixer les conditions du « contrat partenarial »

 

Les gouvernements et les bailleurs doivent parvenir à une parfaite harmonie en matière de pensée et d’action dans tous les domaines qui touchent au développement du pays. La confiance passe par la clarté dans les intentions des deux parties et l’efficacité dépend de la synergie de leur action. Si l’une des deux ne se sent pas à l’aise, rien ne l’oblige à entrer dans le partenariat envisagé et chacune repartira de son côté jusqu’à ce qu’un éventuel changement du contexte les ramène l’une vers l’autre. Si au contraire, l’on décide de marcher ensemble, les principes de co-décision et de co-opération guideront alors la conception et la mise en œuvre des composantes majeures de la coopération.

 

Le premier impératif passe par une concertation étroite entre bailleurs et gouvernements pour l’examen et si besoin la mise au point des politiques constituant le cadre de gestion macro-économique et social du pays aidé : politique budgétaire, monétaire, programme d’investissement public, objectifs économiques et sociaux recherchés, politique industrielle et commerciale, cadre légal et institutionnel régissant la gestion du secteur public et du secteur privé. Il est évident que les parties doivent avant de s’engager, s’accorder sur la qualité de ce cadre de gestion et si nécessaire, sur le programme de réformes ou d’innovation institutionnelles à mettre en œuvre. Les bailleurs procèdent généralement à cet examen mais, dans la plupart des cas, de façon trop superficielle et toujours, en spectateur extérieur plutôt qu’en partenaire et encore moins en acteur. Ils se montrent souvent intransigeants et cassants dans leurs discussions à ce sujet mais ils finissent toujours par céder aux bonnes paroles des gouvernements comme un maître d’école magnanime qui chercherait à se faire pardonner sa sévérité en misant sur la bonne foi de ses élèves.

En réalité, il serait plus efficace de faire preuve de moins d’arrogance dans le diagnostic mais de plus de fermeté dans la mise en œuvre des politiques convenues. On ne cite plus les exemples où les bailleurs ont laissé les finances des pays en développement se dégrader sans exiger en temps opportun, les mesures de redressement qui auraient permis d’éviter le traumatisme économique et social et l’humiliation politique d’une mise sous tutelle : presque tous les pays en développement ont connu ce processus et malgré cela, la communauté internationale continue de persévérer dans le laxisme sans la moindre tentative sérieuse de changer d’approche ! On pense bien sûr au FMI et à la Banque Mondiale mais les bailleurs bilatéraux ne font souvent pas mieux bien qu’en général, à plus petite échelle. En ce qui concerne la Commission, il reviendrait sans doute au Conseil des Ministres ou aux Chefs d’Etat, de recadrer l’action à cet égard car la Commission voit trop souvent, ses administrations paralysées par la routine bureaucratique et la peur de déplaire. 

Les bailleurs se comportent en fait, comme des caricatures de gendarmes qui ne font plus peur depuis longtemps (on connaît trop bien leurs tics et leurs faiblesses ainsi que les manœuvres de contournement à effectuer !). Ils se laissent prendre au piège du sentiment et à la facilité du laisser-faire. Si les bailleurs se voulaient des partenaires fiables, ils réagiraient et n’hésiteraient pas à remettre en cause leur partenariat lorsque les gouvernements ne respectent pas leurs engagements. Ce n’est jamais ou très rarement le cas et quand on le fait, il est généralement, trop tard …. mieux encore, il arrive que le gouvernement fautif ait déjà trouvé d’autres bailleurs moins exigeants mais peut être plus gourmands comme le démontre l’évolution des rapports entre l’Afrique et la Chine. Il est toujours préférable de « dire non » et d’expliquer pourquoi plutôt que de laisser espérer une aide non justifiée ou de prolonger une aide imméritée qui pousse les gouvernants au laxisme et les peuples à la mendicité : c’est plus honorable pour tous et cela porte plus à la réflexion. On n’y perdra rien politiquement car à long terme, les « enfants prodigues » reviennent toujours à la maison et en l’occurrence, au partenaire le plus fiable.

Après la révision du tableau de bord et des grandes politiques macro-économiques, la plus importante des choses à faire est de vérifier la cohérence des programmes d’investissement public avec les objectifs et les priorités du Plan National. Mais au-delà du Plan, encore faut-il s’assurer que ce dernier reflète bien la réalité des besoins nationaux et que les priorités ont été établies en fonction des possibilités des acteurs potentiels et de la situation socio-économique réelle du pays considéré. C’est là qu’on trouve en général, les plus grandes et les plus coûteuses fantaisies : choix erronés, romantiques voire malhonnêtes des priorités et projets d’investissement aberrants ! Un suivi sérieux de ces deux éléments permettrait d’améliorer considérablement l’efficacité de la gestion des finances publiques et d’éviter de gâcher une partie significative des ressources nationales et de celles des bailleurs.

 

Le deuxième impératif est bien évidemment, de faire en sorte que le pays aidé respecte absolument les conditions de l’octroi de l’aide, à savoir qu’il accomplisse effectivement les réformes prévues du cadre de gestion et qu’il fasse les efforts de gestion budgétaire ou monétaire qu’il s’est engagé à faire. S’il ne respecte pas ses engagements, il convient soit de faire pression en allant jusqu’à la rupture éventuelle du partenariat soit de modifier les conditions convenues si la situation a évolué. On ne compte plus les lâchetés des bailleurs à cet égard y compris les circonstances où la Commission aurait dû interrompre son aide sans l’ombre d’une hésitation. Tous seraient bientôt revenus à de meilleurs sentiments et à des comportements plus acceptables ! Cela n’est pas difficile à faire techniquement et tout à fait faisable politiquement. Le plus difficile est de le vouloir et de décider de le faire, en particulier dans le cas où il se produirait quelque remous ou contestation politique voire diplomatique. Il nous est souvent arrivé de prôner ou de mettre en place de telles mesures de sauvegarde, du Nicaragua au Yémen et des Philippines au Maroc : mettre cartes sur tables et annoncer les règles du jeu est considéré comme normal et sain par les gouvernements récipiendaires et ils l’acceptent d’autant plus facilement que ces règles sont clairement fixées au départ de la coopération. La mise en œuvre des systèmes de co-direction en Amérique Latine et en Asie dans les années 80, est là pour le démontrer : les ministres savaient à quoi s’attendre et le partenariat fonctionnait parfaitement dans le respect mutuel. Cela devient beaucoup plus difficile lorsque le bailleur a laissé s’installer les mauvaises habitudes et que l’interlocuteur national sait d’expérience que ledit bailleur n’ira jamais très loin dans ses réactions ni dans son indignation : on entre alors dans le marchandage voire le chantage perpétuel et on forge bientôt de bonnes raisons politiques de laisser faire et de laisser aller aux dépens d’une gestion saine et efficace, pourrissant du même coup les relations de confiance et le sentiment de respect que de véritables partenaires devraient entretenir.

Même en Palestine où pourtant, la situation est pour le moins instable, même dans des pays qui sortent de la guerre comme le Sierra Leone, le Liberia ou Haïti, même dans les Balkans, en Asie Centrale ou au Cambodge, il n’y a pas de bonne raison politique ni même géo-stratégique qui justifierait d’aller au-delà de l’acceptable en matière d’assistance ou de coopération. Et ceci d’autant plus que la Commission (ECHO, l’Office Humanitaire, mis à part) intervient rarement à chaud et a donc tout le loisir d’étudier, mettre au point et convenir avec son partenaire les conditions d’une bonne gestion de l’aide. De telles raisons politiques ou géo-stratégiques peuvent être éventuellement invoquées par les Etats Membres ou d’autres Etats souverains mais certainement pas par la Commission dont les interventions sont plus techniques et financières que politiques et toujours effectuées dans des cadres déjà stabilisés ou préalablement définis. Rien ne s’oppose donc à ce que la Commission fasse preuve de plus de fermeté et de moins de « benign neglect » pour fixer les conditions de sa coopération avec ses partenaires.

Il faut être ferme mais il convient alors d’éviter que les gouvernements ne « jouent » l’un des bailleurs contre l’autre grâce à une coordination effective des politiques de ces derniers. Il n’est pas sain en effet, de laisser aux gouvernements la possibilité de s’enferrer dans la mauvaise gestion de leurs finances publiques et de leur économie par la grâce des bailleurs qui se succèdent. Cette coordination sera d’autant plus nécessaire à l’avenir que de nouvelles puissances apparaissent dont l’égoïsme national ne s’est pas encore poli aux aspérités du multilatéralisme : on voit par exemple, la Chine « jouer son jeu » en Afrique, au Soudan, en Angola, au Congo ou au Gabon mais aussi en Amérique Latine, pour tenter d’étancher sa grande soif de pétrole et de matières premières, sans guère se soucier de coordonner ses aides ou ses offres avec celles des autres bailleurs ce qui est gênant dans les cas assez nombreux où ces mêmes bailleurs viennent de ré-échelonner ou d’annuler la dette de quelques uns de ces pays. La Chine n’est certes pas seule dans ce cas et les grands pays membres de l’UE, les Etats Unis ou la Russie soutiennent souvent dans certains pays et pour des raisons de politique de puissance, des actions ou des projets qui ne sont pas vraiment compatibles avec les efforts de saine gestion qu’on devrait promouvoir. La coordination entre bailleurs devient alors un élément important de l’efficacité du combat pour le développement des pays pauvres. La Commission, en tant que grand donateur et bras exécutif de l’Union qui regroupe les plus importants bailleurs européens, pourrait en devenir le pivot.

 
 

Le « secteur informel » est la priorité absolue, il est au cœur de la problématique du développement mais il relève d’approches très spécifiques que la Commission et les bailleurs en général, ne maîtrisent pas encore

 

Le « développement du secteur informel » est ou devrait être le premier et le plus important des axes d’action de la coopération et des stratégies pays. Cette expression fait vivement réagir les fiscalistes et juristes mais aussi, et c’est bien malheureux, les économistes. Expliquons donc cette problématique si essentielle qu’ils semblent ou veulent ignorer …. sans doute parce qu’elle est effectivement assez complexe et ne rentre pas dans leurs schémas de pensée ni ne relève de leurs outils habituels d’appréhension des phénomènes économiques et sociaux. Certains vont jusqu’à déclarer que le secteur informel est un monde de voleurs qui ne paient pas d’impôts ni de charges sociales, qu’ils sont donc de mauvais citoyens et que seules, méritent d’être considérées les entreprises formelles enregistrées et connues qui, elles, rentrent dans leurs catégories d’analyse. Il faut dire que les économistes des bailleurs et en particulier ceux de la Banque Mondiale et du FMI, ont largement ouvert la voie à ces erreurs ou omissions dans l’évaluation de la réalité économique et sociale des pays en développement. Leur ignorance de la nature profonde du tissus socio-économique et culturel des pays en développement leur fait tout simplement négliger les apports économiques de la grande masse de la population.

Rassurons les, il ne s’agit pas « d’informaliser » ce qui est déjà formel, à savoir la partie de l’économie que l’on peut qualifier de « moderne », mais bien d’accompagner dans leur développement, les millions de micro-producteurs du secteur informel pour qu’ils puissent un jour, bénéficier eux aussi, des avantages de la « formalisation » à savoir, les soins de santé, la retraite et les autres aides économiques ou sociales dont l’informalité les écarte. En échange, ils commenceront à payer des impôts et des charges sociales comme le font déjà les travailleurs et entrepreneurs du secteur moderne. Ainsi s’homogénéisera progressivement le tissus social et l’égalité des droits et des chances pourra devenir une réalité. Ce processus prendra beaucoup de temps mais aucun pays ne pourra y échapper. On ne voit pas en effet, comment un pays pourrait se dire développé ou même « émergent » si la masse de sa population informelle n’a pas d’accès réel aux services de base parce qu’elle n’a pas la possibilité d’en supporter le coût soit en payant directement les services reçus soit par le biais de l’impôt.

 

Le secteur informel est en effet, le mode de vie et la source de revenus de la majorité de la population, entre 60 et 80 % selon l’état de développement socio-économique plus ou moins avancé des pays considérés. On sait par ailleurs, que le développement du secteur dit « moderne », public et privé, est très loin de pouvoir fournir un emploi à tous les jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, laissant ainsi croître inexorablement, le sous-emploi des villes et des campagnes. On le voit en Algérie, en Bolivie, au Pérou, en Côte d’Ivoire, en Ethiopie, en Thaïlande, aux Philippines ou en Chine comme partout ailleurs dans le monde en développement. Dans un tel contexte, comment pourrait-on négliger les opportunités qu’offre le secteur informel et ne pas lui accorder la plus haute priorité dans les stratégies de développement des pays eux mêmes et des bailleurs ? C’est pourtant ce qui se passe dans les faits, malgré les discours répétés sur la réduction de la pauvreté et la modernisation économique et sociale.

La Commission elle même, connue autrefois pour son souci de privilégier les projets de développement dans les zones les plus pauvres et les plus reculées de la planète, semble devenir de plus en plus réticente à promouvoir les projets de développement du secteur rural ou urbain marginal, de développement des micro-entreprises, de développement des différentes formes de mutualisme et de lutte contre la pauvreté en général. Nous en avons analysé les raisons dans le chapitre précédent, à savoir que ces projets sont plus difficiles à mener, que les résultats en sont moins immédiatement visibles et que des erreurs dans l’approche de certains projets n’ont pas toujours permis d’obtenir les résultats espérés. Nous avons aussi expliqué l’inanité de l’idée d’appropriation de l’aide au niveau des gouvernants : elle offre à des élites dirigeantes mal préparées, toutes les tentations et facilités du laxisme dans les choix stratégiques et dans la gestion des projets d’où le danger de se décharger sur les autorités nationales de la part de responsabilité que la Commission devrait toujours continuer d’assumer.

 

Il est cependant évident qu’on ne peut laisser de côté dans les options stratégiques de développement, la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de la population, celle qui ne vit pas et ne vivra pas avant longtemps des activités du secteur moderne. La coopération doit donc faire du développement et de l’utilisation optimale des atouts du secteur informel, son objectif prioritaire. Ceci implique une approche spécifique du type de celle que nous avons définie au chapitre précédent à savoir fondée sur « l’autonomisation » technique et financière des individus et de leurs groupements, leur permettant de concrétiser par eux mêmes leurs propres initiatives. Il s’agit ici de mettre en oeuvre pour les pauvres la même approche qu’on préconisait un peu plus haut pour les gouvernants, celle qui consiste à transformer les « bénéficiaires passifs » de l’aide en « acteurs responsables » de leur propre développement, de passer d’une philosophie d’assistance essentiellement démotivante, à une approche partenariale, essentiellement responsabilisante. « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » avait lancé Guizot à la Chambre des Députés qui déjà, réclamaient de l’argent à l’Etat pour « assister leurs pauvres » au milieu du 19è siècle. Teng Hsiao Ping a repris la formule un siècle et demi plus tard. Tous deux savaient que les banquiers ne prêtent pas aux pauvres et que la charité, privée ou publique, n’est pas enrichissante mais aliénante. Ils en ont logiquement déduit que les pauvres ne pouvaient compter que sur eux mêmes, c’est à dire sur leur épargne aussi maigre soit-elle, tout d’abord pour subvenir aux besoins de leur famille en finançant eux-mêmes leurs initiatives productives et ensuite, pour accumuler progressivement un peu de capital et augmenter ainsi leur production. C’est très exactement ce qu’ont fait en créant et « capitalisant » eux mêmes leurs propres caisses d’épargne et de crédit, les groupements et associations des quelques projets de ce type que la Commission a réalisés en Amérique latine et en Asie et ceux des projets (plus nombreux !!) qu’ont réalisés d’autres organisations, le FIDA notamment et la coopération française par le biais du Crédit Mutuel ou du Crédit Agricole et quelques ONG dans beaucoup d’autres endroits. On a même vu éclore spontanément des groupements féminins d’épargne et de crédit au Tchad, nés directement de la misère dans laquelle se trouvaient les familles à la suite des troubles qu’avait connus le pays. Ces familles se sont spontanément groupées et malgré leur dénuement, ont trouvé les quelques milliers de francs nécessaires qu’elles ont fait « tourner » entre elles pour financer les micro-activités de secours qui leur ont permis de survivre. Ce dernier exemple montre s’il en était besoin, la puissance de la dynamique engendrée par cette approche.

 

La mise en œuvre passe par l’organisation des populations rurales et urbaines en groupements ou associations où chacun participe sur la base de ses affinités et de ses intérêts économiques et sociaux et où le pouvoir de décision ainsi que le capital accumulé se trouvent sous le contrôle exclusif des membres du groupe : groupements de production, groupements de commercialisation, caisses d’épargne et de crédit, groupements de gestion des services locaux pour l’eau, la santé, l’éducation, etc… L’ approche vaut pour les communautés rurales autant que pour les quartiers urbains, elle est d’application générale dans les villes comme à la campagne dès qu’on touche le secteur informel. Elle est fondée sur la confiance et la responsabilité mutuelle et solidaire des membres des différents groupements ce qui explique la fiabilité et la dynamique interne de cette approche qui porte en elle même un véritable système d’auto-contrôle et son propre mécanisme multiplicateur d’action. Elle est la seule à pouvoir de ce fait, engendrer partout des acteurs autonomes capables de toucher le gros de la population et d’assurer la synergie de leur action avec celle des collectivités territoriales de l’Etat moderne.

Il s’agit là malheureusement, d’une approche que la Commission et la plupart des bailleurs ne maîtrisent pas correctement comme en témoignent les gigantesques programmes éthiopiens qui, lancés à partir de 2005, sont supposés sortir des millions de pauvres de la misère en les payant d’une part, à faire des travaux communautaires sans grande utilité en raison de leur piètre qualité et en leur fournissant d’autre part, des « packages » techniques et de crédit parfaitement inadaptés à leurs besoins réels de développement. La Banque Mondiale, le World Food Programme (le PAM), la Commission, la coopération américaine et plusieurs coopérations bilatérales européennes financent ainsi un ensemble de programmes mal conçus et d’impact aléatoire pour des centaines de millions d’euro, sur le modèle de ce qui a déjà fait depuis longtemps, la preuve de son inefficacité partout ailleurs dans le monde. En Amérique centrale et en Amérique du Sud ou en Asie, les bailleurs ont été un peu plus perspicaces en favorisant parfois, l’organisation du monde rural et le développement de groupements d’épargne-crédit ainsi qu’en menant quelques actions de renforcement institutionnel des collectivités territoriales mais tout cela n’a pas été coordonné comme il convenait et les méthodes utilisées ont trop souvent laissé à désirer. Seules en fait, quelques ONG ont conduit des démarches assez complètes pour avoir un impact significatif à long terme mais leur champ d’action est forcément réduit à la dimension de leurs faibles moyens .

 

A cela, les bailleurs trouvent bien sûr, toutes sortes d’excuses, comme la Commission lorsqu’elle a décidé de ne plus intervenir dans le champ du crédit. A propos de l’organisation du milieu rural et en particulier des systèmes d’épargne-crédit, on vous jettera par exemple à la figure, les échecs retentissants des campagnes coopérativistes menées dans les années 60 à 80. Vous répondrez alors qu’elles ont échoué parce que ces prétendues coopératives étaient imposées ou « organisées » et largement subventionnées par les gouvernements eux mêmes, en général marxisants et/ou militaires, et que les prétendus coopérateurs n’avaient en fait, qu’un rôle mineur dans le financement et dans la gestion au mépris des principes de base du coopérativisme et du mutualisme. Il s’agissait en fait, d’un outil clientéliste et politisé que les coopérateurs ne se sont jamais « approprié » et où ils ont la plupart du temps, perdu leur mise. Toutes les fausses coopératives ainsi créées au Nicaragua comme aux Philippines, au Pérou comme en Asie Centrale et partout où les gouvernants se sont montré trop activistes, ont naturellement disparu. Mais elles font progressivement place à de nouveaux groupements coopératifs où les membres associés et eux seuls, prennent les décisions de gestion, de capitalisation et d’utilisation de leur capital. Ces coopératives-là marchent fort bien et se développent en respectant les principes et modalités de gestion qui ont fait la force des grands groupes coopératifs et mutualistes européens comme le Crédit Agricole et Axa en France ou Allianz en Allemagne : eux aussi ont commencé petit, il y a fort longtemps il est vrai, avec quelques membres associés dans une petite localité de province.

 

Deux initiatives récentes illustrent, encore que très partiellement et imparfaitement, ce qui vient d’être dit sur la priorité qu’il faut donner au secteur informel. Le Président Luis Iñacio da Silva au Brésil et le Premier Ministre maintenant déchu, Thaksin Shinawatra en Thaïlande, ont tous deux lancé de vastes opérations populaires de micro-crédit au niveau villageois ainsi que des projets sociaux de subvention aux familles pauvres pour les aider à consommer mais aussi à investir dans des micro-activités productives. Le micro-crédit n’est pas, bien sûr, un outil suffisant à lui tout seul et le principe des subventions massives n’est pas très recommandable en raison de ses dérives potentielles ; il faudrait de plus, examiner dans quelles conditions de gestion ces opérations ont été menées ; mais il est certain que ces deux chefs d’état ont bien compris que le « peuple informel » était au cœur du problème de développement de leur pays respectif et que c’était de lui qu’il fallait s’occuper en priorité. Ce fait est assez rare et mérite donc d’être signalé. On regrette seulement que cette évidence ne se soit pas encore imposée au centre de la politique de coopération de l’Union Européenne.

 
 

Les dynamiques de développement local naîtront ensuite, de la jonction entre « l’informel » horizontal et le « sectoriel » vertical…..

 

L’approche de développement local est une approche globale qui doit embrasser tous les secteurs d’activité économique et sociale, en particulier la production agricole et artisanale, la production micro-industrielle ou de services, la commercialisation de ces productions, l’approvisionnement en eau potable et les aspects hygiène et assainissement, la santé, l’éducation et la formation à un métier, les routes et moyens divers de communications, les structures de financement des activités locales, … et au niveau des collectivités territoriales, les aspects de planification participative avec les communautés et groupements de base, les finances locales, la gestion et la continuité des services publics territoriaux.

Les projets de développement local sont donc des projets assez complexes par la diversité des secteurs qu’ils couvrent ; en revanche, ils sont concentrés géographiquement sur une zone d’action bien précise, à la mesure des moyens de l’intervenant : une ONG pourra par exemple, mener à bien cette approche au niveau d’une commune ou d’un groupe de communautés et un projet de la Commission ou d’un autre bailleur important, pourra couvrir une province ou un département voire toute une région. Pour donner un ordre de grandeur, la taille optimale de ce dernier type de projet se situe entre 10 et 20 millions d’euro sur trois à cinq années, ce qui permet une gestion technique et financière suffisamment souple et maîtrisable parce qu’elle peut rester à dimension humaine. Il faut savoir cependant, que la mise en œuvre du processus complet permettant une prise en charge effective et autonome de leurs propres affaires par les communautés et les collectivités territoriales concernées, doit être envisagée sur une période de l’ordre de sept à dix années comme le montrent les projets de ce type réalisés en Amérique latine ou en Asie et qu’on a cités plus haut.

Eu égard aux caractéristiques particulières des projets de développement local, il apparaît très vite qu’aucun bailleur ne peut prétendre couvrir la totalité du territoire d’un pays de taille moyenne comme par exemple, le Maroc ou les Philippines ni même de la taille des pays d’Amérique Centrale. Il y faudrait en effet, des dizaines de projets de ce type pour toucher efficacement l’ensemble de la population et il est bien évident qu’aucun bailleur n’est disposé à y engloutir la totalité de son budget de coopération à supposer encore que ce dernier puisse y suffire. Il ne reste alors qu’une voie possible : elle consiste à sensibiliser, former et accompagner les administrations nationales pour qu’elles puissent prendre le relais des projets du bailleur en démultipliant leur action dans toutes les régions du pays. Tous les services de l’Etat doivent être mobilisés sur l’approche de développement local et le bailleur doit concentrer ses efforts sur la formation d’équipes polyvalentes dans chacun de ces services : le ministère de l’agriculture bien sûr mais aussi celui chargé des affaires sociales, les services de promotion des petites et moyennes entreprises, les services locaux des ministères de l’éducation, de la formation professionnelle et de la santé, et bien entendu les services du plan, ceux chargés des collectivités territoriales, de l’aménagement du territoire, etc… Selon la taille du pays considéré, on pourra « attaquer » cette formation soit au niveau national soit au niveau régional avec l’idée d’y embarquer tout le personnel de terrain des administrations existantes et d’y sensibiliser la société civile, les associations, les ONG, les syndicats, etc…

Le bailleur aura ainsi introduit l’approche et transmis son savoir-faire à tous les agents disponibles des administrations les plus concernées, démultipliant au maximum possible les effets de sa coopération dans le pays concerné.

 

Il faudra au préalable mener auprès du Gouvernement les actions de sensibilisation nécessaires pour qu’il fasse du développement du secteur informel, une politique prioritaire de son pays et qu’il mobilise activement les ressources humaines de ses administrations dans ce but. Cette décision entrera dans le cadre des discussions que les deux partenaires auront engagées pour s’accorder sur les politiques nationales globales et sectorielles avant d’élaborer les programmes concrets de coopération. Et pour compléter ce que disait le Commissaire au développement, Louis Michel, lorsqu’il parlait de promouvoir l’aide budgétaire, il faudra que ces projets soient encadrés de façon adéquate, par exemple sous la forme d’une co-direction, pour éviter les dérives techniques ou financières.

Ajoutons que l’approche de développement local est la seule qui permette de prendre en compte les contraintes et objectifs du concept de développement durable c’est à dire une utilisation rationnelle des ressources naturelles et la préservation de leur capacité productive à long terme. En effet, ce type de projet permet grâce à l’intensité des contacts et à la profondeur de l’immersion locale qu’il exige, de tisser avec la population des liens de confiance tels que le message de préservation environnementale et de développement durable peut effectivement passer sans trop de difficulté. L’auto-discipline dans l’utilisation des ressources naturelles est en effet, le comportement réflexe le plus difficile à obtenir de populations pour qui l’exploitation sans contrôle des ressources, est une habitude ancestrale (Brésil, Paraguay, Philippines, Laos, Gabon, Congo, ….) et dans beaucoup de cas, un besoin vital immédiat (Cambodge, Haïti, Niger, Tchad, …).

 

L’approche de développement local du fait de son caractère global, permet d’intégrer les principaux aspects sectoriels du développement dans un espace géographique bien délimité, disons une commune, une province ou une région. Il devient donc inutile que les administrations sectorielles de l’Etat central se ramifient jusqu’à ce niveau ce qui économise éventuellement une partie des budgets et surtout, simplifie la gestion de ces monstres inefficaces et coûteux que sont entre autres, les administrations nationales de l’éducation ou de la santé. L’eau et l’assainissement, et parfois l’électricité, sont des fonctions gérées et financées localement, pourquoi pas l’éducation et la santé ?

Dans les pays en développement, la gestion de tous ces services pourrait être plus efficace si elle était faite au niveau local, pour plusieurs raisons. La gestion centrale se perd dans la bureaucratie et les budgets très souvent, « s’évaporent » avant d’arriver au niveau du terrain. Il est en effet, très rare de voir un ministère de la santé ou de l’éducation être capable de rayonner efficacement et de maîtriser sa gestion sur l’ensemble du territoire. Une autre raison est que les habitants du lieu sont immédiatement et directement intéressés au bon fonctionnement des services et qu’il est plus facile de les y faire participer s’ils sont partie prenante dans leur gestion. Enfin, les choix faits par ou avec le concours des habitants, sont en général mieux adaptés aux besoins locaux réels que ceux faits à partir de standards nationaux souvent inadaptés, évitant ainsi beaucoup d’erreurs et de gâchis. Enfin, les adaptations techniques ou de gestion en fonction de l’évolution des conditions locales, sont plus aisément assurées lorsque le pouvoir de décision se trouve sur place. Ceci ne veut pas dire bien entendu, que tous les services locaux devraient être exclusivement financés au moyen de fonds locaux mais la participation financière de la population est un élément qui peut être déterminant dans le processus d’équipement, de fonctionnement et d’entretien des services publics. Or cette participation financière ne pourra être obtenue que si la population a décidément voix au chapitre dans l’organisation et la gestion de ces services locaux. L’approche des projets de développement locaux et de développement du secteur informel semble donc la voie la plus efficace pour l’installation d’une véritable démocratie locale.

 

En revanche, les services locaux en particulier ceux de l’éducation et de la santé, ne peuvent être laissés au seul libre-arbitre des populations et autorités locales. Les ministères et services centraux sectoriels doivent en définir les normes et vérifier l’application de ces dernières sur l’ensemble du territoire national. La Justice, la Police et l’Armée en tant que fonctions essentielles de souveraineté, doivent bien évidemment obéir exclusivement à des normes et consignes de niveau national. Mais on ne peut pas non plus, laisser les autorités et la population locales décider par exemple, qui a les compétences de médecin, d’infirmier ou de maître d’école ou quel médicaments approvisionner dans les pharmacies des hôpitaux ou des centres de santé locaux ni quels contenus ou méthodes pédagogiques doivent être utilisés pour former les élèves. La fonction normative, la certification des compétences ou des produits relèvent donc de l’autorité centrale et doivent lui être laissées.

Dans cette optique, la coopération dite sectorielle devra donc être strictement limitée à l’appui des fonctions centrales concernées par la définition et le contrôle d’application des normes dans les différents domaines techniques. En revanche, l’application elle même des normes et la gestion de terrain des services locaux relèvera des institutions régionales et locales qui recevront éventuellement un appui des projets de développement local. En bref, on restera sectoriel et centralisé au niveau normatif mais la coopération se fera globale et participative pour l’application au niveau local. On cumulera ainsi l’avantage d’une technicité optimale pour édicter les normes les meilleures et celui d’un contact permanent avec les réalités du terrain pour assurer la synergie la plus grande entre les citoyens et les services locaux.

Il ne serait donc plus question de ces « grands projets santé ou éducation » de l’UE, de la Banque Mondiale et des autres grands bailleurs, dont les maîtres d’écoles, médecins ou infirmières de terrain ne voient pas ou très peu les effets dans leurs écoles ou centres de soins locaux. Ces projets sectoriels en réalité, financent trop souvent à la place de l’Etat ce que ce dernier devrait financer, notamment les salaires ou divers frais de fonctionnement ce qui n’est pas admissible ni soutenable à long terme. A la place de ces projets coûteux et dont les effets s’épuisent en même temps que l’argent qui leur est consacré, on trouverait par exemple, des projets techniques d’appui aux instituts de formation de maîtres d’école ou d’infirmières ou des projets de renforcement des capacités des laboratoires de certification : l’investissement méthodologique et technique porterait alors des fruits sur de nombreuses années et on laisserait aux gouvernements responsables « l’ardente obligation » de payer lui même les salaires et indemnités courants de ses maîtres d’école et de ses infirmières.

 

Le relais des fonctions centrales serait pris au niveau local, par les projets de développement local ayant pour objet, à côté des objectifs de promotion de l’économie individuelle ou « groupale », de promouvoir la planification et l’exécution partagées des missions de service public local entre les différents partenaires : les collectivités territoriales, les communautés ou groupements organisés, les ONG, associations et les partenaires privés éventuels. Chacun participera alors dans la limite de ses moyens humains, techniques et financiers à l’exécution des activités et des investissements prévus dans le Plan de Développement Local : il arrive d’ailleurs souvent lorsque l’Etat est défaillant, que les communautés rurales ou urbaines prennent elles mêmes en charge le paiement des salaires des maîtres d’école, des infirmières ou des sages femmes ainsi que le coût des livres d’enseignement ou des médicaments ou l’entretien des bâtiments publics, etc…. C’est là que se fait la jonction nécessaire entre le local et le central et ces quelques exemples font comprendre que seul, le contact direct et permanent avec les populations, permet de s’organiser ainsi pour faire face aux défaillances nombreuses de l’Etat et de ses services. Un exemple a contrario peut être donné dans le domaine rural : les bailleurs ont entretenu à grand frais, en Afrique notamment, des réseaux de vulgarisation agricole qui sont devenus de monstrueuses administrations dont l’efficacité s’est révélée extrêmement faible parce que les vulgarisateurs/promoteurs en question se limitaient à transmettre un message technique agricole et n’étaient pas, et ne sont toujours pas, suffisamment formés aux approches d’organisation socio-économique qui seules, peuvent permettre aux populations de se prendre en mains. La vulgarisation agricole de même que la gestion de l’eau et la gestion des services de base en général, doit dorénavant, être conçue et réalisée dans le cadre d’une approche globale de développement local et non confiée à un service administratif central spécialisé sectoriellement. Cette approche permet d’obtenir le concours technique et financier de tous les acteurs locaux pour compenser les défaillances de l’Etat et d’éviter la lourdeur du verticalisme sectoriel, source d’inefficacité absolue dans les pays en développement dont le propre est précisément de n’avoir pas les moyens de traiter les problèmes locaux à partir du centre. De là, la nécessité et l’urgence de multiplier les projets de développement local et les approches de développement participatif où les « bénéficiaires » s’impliquent réellement pour devenir des « acteurs » responsables.

 

L’approche pourra être appuyée ou complétée de manière très efficace par l’action des ONG. La plupart, même les ONG internationales, n’ont certes pas les moyens de mener à bien un projet de développement local au niveau d’une région par exemple, mais il existe dans certains pays, des groupements d’ONG qui, mettant leurs ressources en commun, pourraient sans doute prendre en charge un tel projet. D’autres groupements d’ONG plus spécialisés, pourraient jouer un rôle majeur dans la solution de problèmes auxquels l’Etat n’a pas les moyens, les compétences ou la volonté de faire face dans certains secteurs sociaux fragilisés comme par exemple, les problèmes de violence intra-familiale, de réinsertion des enfants des rues, de lutte contre la consommation de drogues, de réhabilitation de quartiers ou bidonvilles, etc… S’agissant des ONG, il faut en effet, éviter une trop grande dispersion d’interventions de petite envergure et concentrer les hommes et les moyens pour obtenir les effets de seuil nécessaires à l’enclenchement d’un processus significatif d’amélioration au niveau du secteur et de la zone considérés. La Commission pourrait donc élargir sa procédure de collaboration avec les ONG au delà du financement ou co-financement individuel, en acceptant de financer des projets proposés par des groupements d’ONG locales avec ou sans le concours d’ONG européennes-pilote. Elle pourrait aussi autoriser ses propres projets de développement local à lancer vers les ONG, des appels à propositions qui répondent à leurs objectifs spécifiques comme on l’a vu faire au Liberia, en Algérie, au Mali et ailleurs… mais à condition de ne pas les étouffer dans la bureaucratie comme on l’a aussi vu faire dans ces mêmes endroits !

Les compétences des ONG peuvent donc opportunément et efficacement, être mobilisées et soutenir les actions des projets de développement local ou venir compléter celles qu’ils ne maîtriseraient pas suffisamment.

 

On arrive ainsi à créer une synergie optimale entre l’approche de développement local globale et intégrée mais limitée géographiquement, l’approche sectorielle de niveau national mais limitée aux aspects normatifs ou de contrôle et les approches spécialisées dans certains domaines particuliers que des ONG peuvent mener mieux que ne pourraient le faire les types d’approche précédents. On peut ainsi couvrir tous les domaines de coopération dans l’aire économique et sociale du développement.

 
 
 

… et le secteur moderne ? le handicap d’un cadre légal et institutionnel trop incertain

 

Doit-on continuer à financer des projets d’infrastructures lourdes, routes, barrages, ports, aéroports et autres constructions d’importance ? Un examen approfondi et en toute hypothèse plus sélectif qu’on ne le fait couramment, s’impose au cas par cas, en fonction de la réalité des besoins du pays et des moyens de financement dont il dispose. Ces projets continueront de faire comme actuellement, l’objet d’appels d’offres internationaux auprès d’entreprises spécialisées qui assureront l’exécution conformément à leur cahier des charges, le bailleur se limitant à son rôle de supervision.

Bornons-nous à rappeler ici, la mise en garde énoncée au chapitre précédent, quant à la forte appétence des gouvernements pour ce type de projets dont l’utilité réelle, le dimensionnement ou le niveau de priorité ne sont pas toujours aussi évidents que les effets politiques et les intérêts financiers immédiats qu’ils y voient. Le bailleur doit veiller à ne pas se laisser aller à trop de complaisance vis a vis de ses interlocuteurs et savoir faire prévaloir s’il y a lieu, d’autres priorités dans le cadre du partenariat engagé. Il y a encore beaucoup à faire pour en venir à une expression plus raisonnable et plus exacte des besoins réels des pays partenaires dans les « papiers stratégiques » et dans les « programmes indicatifs nationaux ou régionaux » des pays aidés par l’Union.

 

Quant aux projets ou programmes de réforme de l’Etat dans leurs fonctions de souveraineté, justice, police, armée, finances par exemple, ils doivent se limiter, à des projets de transfert de savoir-faire ou de technologie, de formation de personnel et éventuellement, de fourniture d’équipements . Là aussi, et plus encore que pour les secteurs éducation ou santé que nous avons cités plus haut en exemples, le bailleur doit s’abstenir de vouloir tout faire à la place de l’administration elle même et en particulier, de financer les coûts que l’Etat doit supporter seul, sous peine de ne jamais pouvoir pérenniser ses missions. Cela ne pourrait éventuellement, se concevoir que dans le cas d’un programme spécial de « reconstruction » d’un appareil d’Etat qui aurait été mis à bas à la suite par exemple, d’une guerre étrangère ou d’une guerre civile et en attendant que l’administration nationale puisse à nouveau s’organiser et percevoir les revenus qui lui permettront de prendre le relais de l’aide extérieure.

 

S’agissant du secteur productif « moderne », il paraît évident qu’il faille partir du principe que les entrepreneurs sont des agents économiques éclairés, soit par l’éducation qu’ils ont reçue, soit par la volonté de puissance ou l’appât du gain qui les anime. Ces agents savent raisonner en termes de bénéfices et de coûts marginaux et savent ou devraient savoir prendre des risques calculés en échange du bénéfice escompté. Il ne s’agit pas ici de faire naître l’« entrepreneur » et de le former en tant que tel, il existe déjà et c’est la grande différence d’avec le secteur informel.

On pourrait dire que le secteur « entrepreneurial » pour reprendre l’expression d’un des anciens gourous français de la gestion d’entreprise, n’a pas besoin d’aide existentielle et qu’il est tout à fait capable de se débrouiller seul …. sinon il n’existerait pas ! En revanche, il a souvent besoin d’améliorer ses techniques de production, de gestion et de commercialisation. Dans ce domaine, la Commission a financé par exemple, des projets d’appui aux entreprises en leur fournissant quelques hommes/mois d’ingénieur, technicien, gestionnaire ou formateur spécialisé dans tel ou tel secteur. Plus intéressante car exigeant une implication plus grande de l’entreprise aidée, est la mise en réseau de groupements, syndicats ou associations d’entreprises européennes avec ceux des pays en développement dans le cadre de programmes de coopération décentralisée. De même la coopération décentralisée entre universités, institutions de recherche ou autres organisations spécialisées, permet de faire la jonction avec les tissus industriels nationaux et européen ; ou encore en matière de renforcement institutionnel, les réseaux de coopération entre municipalités ou régions européennes et leurs homologues des pays en développement. Ces types de programmes ou projets sont certes intéressants et utiles mais ils sont l’objet de beaucoup de critiques en raison de la lourdeur extrême de leur gestion et de leur manque de réactivité dus à l’application tatillonne des règlements européens. Il faut donc les en débarrasser et revoir complètement ces règlements.

 

L’essentiel est cependant ailleurs, en ce qui concerne le développement du secteur formel. L’entreprise pour se développer, a besoin d’un cadre légal et institutionnel adapté à ses contraintes et à ses objectifs, qui soit suffisamment stable à terme et qui soit respecté par les autorités y compris par l’autorité judiciaire ! L’entrepreneur a besoin d’une vision raisonnablement sûre à dix ans ou vingt ans, pour faire ses choix stratégiques sur des hypothèses suffisamment fiables. A défaut, il n’investira que dans des activités « légères » ou à « retour rapide » qui ne correspondront pas nécessairement aux besoins du pays …. Ou plus simplement encore, il n’investira pas ! En tout état de cause, si le cadre n’est pas suffisamment sûr ou stable, l’entrepreneur qu’il soit national ou étranger, mettra ses avoirs à l’abri en expatriant d’une manière ou d’une autre, la plus grande partie possible de ses bénéfices au détriment de l’investissement qu’il pourrait faire dans le pays.

Le problème n’est donc pas un problème d’argent mais un problème de confiance et de stabilité en même temps que de sécurité du contexte entrepreneurial. Ce problème est de même nature que celui évoqué plus haut à propos du cadre de gestion macro-économique : la bonne gouvernance est la condition d’une bonne politique budgétaire, d’une bonne politique monétaire comme elle est la clé d’un cadre d’investissement sain et sûr, de bonnes pratiques bancaires, de règles fiscales et sociales raisonnables et d’une justice équitable.

Tous les projets favorisant la bonne gouvernance et l’établissement d’un cadre de gestion économique moderne et sûr, sont les bienvenus. Il n’en reste pas moins vrai que les exhortations ni les bons conseils ne suffiront à changer les mentalités et les habitudes pré-existantes, à court ni même à moyen terme. On comprend donc que là aussi, il faudra « accompagner » très sérieusement les élites dans cette difficile mais nécessaire mutation. Et pour éviter de jeter l’argent des projets par les fenêtres, il conviendra d’organiser la coopération sous une forme de co-responsabilité partenariale qui donnera au bailleur les assurances voulues quant à la bonne utilisation des ressources qu’il met à la disposition du pays aidé.

 

On en revient donc toujours aux deux conditions du succès de la coopération. D’une part, à la nécessaire rigueur et à l’indispensable intelligence des problématiques et des priorités qui doit présider aux choix stratégiques et à la programmation des projets. D’autre part, à la nécessité de mettre en œuvre les projets et toutes les activités de coopération sous forme de co-décision et co-direction pour accompagner les élites dans la grande révolution mentale qu’elles doivent opérer dans le sens d’une gouvernance de qualité permettant le décollage de leur économie et la modernisation de leur société.