La pauvreté et le développement : de quoi parlons-nous ?

 

Résumé

Le développement n’est pas politiquement correct parce que la réalité ne l’est pas… elle n’épouse pas les théories régnantes ni les bons sentiments …

…mais d’abord, poser le problème de fond : la population augmente et l’emploi ne suit pas, le secteur moderne est loin de suffire et le secteur informel est ignoré…or c’est là que vit ou survit l’immense majorité de la population des pays en développement.

Le tiers monde en compétition… avec ou contre nous ? ou simplement sans nous ? l’export ou le marché intérieur ? une bulle chinoise dans quelque temps ? le développement, ce n’est ni Davos ni Porto Alegre, c’est plus difficile et moins folklorique !

 

Texte complet

Le développement n’est pas politiquement correct parce que la réalité ne l’est pas … et les bons sentiments ne sont pas suffisants

 

Développement et idéologie en effet, s’accordent rarement parce qu’il faut partir de la réalité pour la transformer et pour éviter les faux débats, il convient de ne pas l’interpréter d’emblée en fonction d’analyses pré-établies.

Un jour, j’ai dit à mes étudiants que « le développement était une affaire d’hommes » en m’empressant de rajouter « et de femmes » car comme on le verra, les femmes sont souvent plus vives et plus motrices dans les activités de développement. Je croyais avoir dit une évidence et pensais avoir traité les deux parties du genre humain sur un pied d’égalité qui me mettait à l’abri du politiquement ou du socialement incorrect . Mais non ! certains étudiants commencent à se regarder comme pour s’assurer d’un regard désapprobateur que j’avais bien dit une énormité et qu’il fallait réagir. Plusieurs commencent alors à m’apostropher d’une façon assez virulente en mélangeant tous les arguments qu’ils avaient pu enregistrer de leurs lectures de livres et journaux, peut être de leurs réunions politiques, mais plus sûrement et malheureusement, entendus de leurs professeurs de sociologie, de géographie, d’économie voire de sciences politiques. J’osais espérer sans en être vraiment sûr, qu’ils en avaient mal assimilé l’excellent enseignement mais la suite me montra qu’en fait, ils en répétaient les âneries que l’idéologie les poussait à enseigner comme d’autres inepties dont la répétition les parait des vertus d’une vérité convenue puisque tout le monde les acceptait. 

D’après eux, ce n’était pas les hommes qui étaient en cause mais les fameux termes de l’échange, le colonialisme, le mondialisme, l’égoïsme des multinationales (autrefois on aurait dit des « grands monopoles » mais le mondialisme n’était pas encore là), le racisme et l’égoïsme culturel, le fait que les pays développés attirent à eux les meilleurs comme ils volent aussi les matières premières des pays pauvres, etc…etc… Il m’a donc fallu expliquer les choses plus simplement que ne l’avaient sans doute fait mes collègues universitaires, en insistant sur la pratique et la réalité des choses plutôt que sur les théories dont les raisonnements sont trop souvent emmêlés de rêveries.

 

Ainsi de la notion de valeur ajoutée qui n’est en fait que du travail, de l’intelligence ou du savoir faire puisque les matières premières elles mêmes ne valent que par leur extraction et que les outils et les machines que l’on a utilisés pour cela, sont aussi le produit du travail de transformation et de commercialisation de ces matières. Le colonialisme a lui aussi bon dos car la situation dans la plupart des pays en développement, sauf les situations exceptionnelles des Emirats du Golfe, des Cités-Etats de Hong Kong ou Singapour, de Taïwan ou de la Corée, est plutôt moins bonne qu’au départ des colons et des puissances coloniales : le seul vrai reproche que l’on puisse cyniquement faire à la colonisation est celui d’avoir amélioré la santé, la scolarisation et la production de richesses qui ont été à leur tour responsables de l’explosion démographique qui est à l’heure actuelle, le problème central des pays en développement. Aurait-on dû s’abstenir et laisser mourir les populations de la variole, de la malaria, de la tuberculose, de la lèpre ou des guerres tribales comme auparavant ? C’est une question morale ou philosophique à laquelle l’inéluctabilité du mouvement humain vers le progrès, semble avoir déjà clairement répondu depuis que l’homme existe. Cependant, le mythe du « bon sauvage » reste toujours vivace et certains continuent en toute bonne foi, de penser en termes de « réserves à indiens » comme on a pu le constater en Amazonie … et sur les bancs des Universités !

Quant aux termes de l’échange, il est pourtant facile de comprendre que les riches « ânes » occidentaux quand ils ont consommé suffisamment de café, de cacao, de caoutchouc ou autre matière première, puissent y renâcler ou veuillent leur substituer d’autres produits de meilleure qualité ou moins chers. C’est alors que les prix baissent. Mais il arrive aussi comme c’est le cas actuellement que des relais soient pris. En effet, les pauvres, les pauvres en développement, achètent maintenant de plus en plus de matières premières (Brésil, Inde, Chine et quelques autres) et les prix remontent . La concurrence dévastatrice pour les produits des économies émergentes est maintenant Sud-Sud bien plus que Nord-Sud : c’est la loi du marché et l’Afrique comme l’Amérique latine commencent à souffrir de la concurrence chinoise et indienne. C’est peut être du néo-colonialisme ou du mondialisme égoïste mais il faut bien que chacun soit libre d’acheter ce dont il a besoin ou envie : il est en effet, douteux que l’on puisse harmonieusement et très malthusiennement, répartir les ressources et les éventuelles pénuries par un « Plan Mondial » comme avaient désastreusement tenté de le faire à leur petite échelle nationale, les pays ex-soviétiques et ceux qui avaient copié leur modèle socialiste. 

D’un autre côté, que les pays riches attirent les élites intellectuelles, techniques et économiques ou les simples travailleurs de base des pays pauvres, n’est malheureusement qu’une conséquence du sous-développement et non une explication de ce dernier. Les salaires tout simplement et les conditions de travail, sont meilleurs ici que là-bas. En revanche, les transferts financiers constituent une aide majeure aux familles sinon au développement de leur pays. Pour beaucoup en effet, Algérie, Maroc, Liban, Palestine, Egypte, Comores, pays d’Afrique en général, Philippines et Asie du Sud-Est, Amérique centrale et du Sud, les transferts des émigrés constituent une source de revenus et de devises souvent plus importante que l’aide internationale. Malheureusement, une trop grande part de ces ressources est utilisée à des investissements peu productifs, par exemple à la construction de maisons qui dépassent de loin les besoins familiaux réels comme les fameux « châteaux » de Kabylie ou du Nord et du Sud marocains, entre autres. Dans d’autres cas, le gouvernement mobilise les capitaux de l’émigration à travers le système bancaire pour financer ses investissements, sans toujours faire le meilleur choix comme on le voit au Liban par exemple. Bref, ces ressources très importantes ne sont pas bien utilisées pour le développement et là encore, on en revient aux capacités et à la volonté politique des dirigeants de mobiliser les ressources comme il convient pour des investissements vraiment justifiés.

Par ailleurs, la sécurité financière et économique est mieux assurée ici que là-bas ce qui explique la persistance des élites des pays pauvres à placer leurs revenus, bien ou mal gagnés, dans les pays riches au lieu de les ré-investir dans leur propre pays. Là encore, on se heurte à un cercle vicieux : les élites ne savent pas ou ne veulent pas créer un cadre d’investissement et de développement suffisamment stable et juridiquement sûr, ce qui les amène, face au risque, à persévérer dans un comportement économique et financier peu « citoyen » qui éloigne d’autant les perspectives d’une stabilisation et d’un développement futurs.

 

Ces réactions de nos jeunes étudiants sont certes, généreuses et sympathiques dans la mesure où elles cherchent à trouver des excuses aux pauvres et aux « opprimés ». Elles traduisent néanmoins, une grande confusion d’esprit où s’emmêlent des idées ou principes très moraux comme l’anti-racisme, la lutte contre la pauvreté, la justice et l’équité, etc… mais ce sont des objectifs dont la réalisation doit tenir compte des réalités et des possibilités humaines et matérielles dont chacun peut disposer dans chaque partie du monde. Ces idées généreuses camouflent aussi les vieilles théories marxisantes qui ont profondément imprégné notre esprit public. Et dont les media et le corps enseignant persistent, parfois inconsciemment mais le plus souvent très jésuitiquement, à assurer la diffusion au mépris des enseignements, souvent dramatiques, que nous a apportés l’histoire du monde au cours du siècle dernier. Le mélange de ces idées généreuses et de ces « poncifs révélés » a fini par produire notre politiquement correct, un automatisme intellectuel dont il est de plus en plus difficile de se défaire dans une analyse exacte des évènements et encore plus lorsqu’il s’agit de proposer et de faire accepter aux intéressés, des solutions concrètes aux problèmes de développement.

Sur tous ces sujets, il est urgent de revoir le contenu et l’expression des enseignements prodigués en commençant par les livres et manuels scolaires d’histoire, de géographie et d’économie qui assez systématiquement, oublient les aspects négatifs de ce qui est considéré comme correct (la Terreur sous la Révolution, les horreurs humaines du communisme et de l’économie dirigée, les lubies de l’altermondialisme, etc…) et symétriquement, font l’impasse sur les aspects positifs de ce qui ne serait pas « correct » (la mise en valeur des territoires colonisés, l’emploi créé par les entreprises, le progrès technique et méthodologique que permet la concurrence, etc…). Il n’est donc pas étonnant que ces visions déformées de la réalité, serinées à nos oreilles depuis l’enfance, finissent par fausser la pensée et se perpétuent d’autant plus facilement que l’élève devenant lui-même professeur, transmet à son tour, à ses élèves ou étudiants, une vision du monde légitimée par les bons sentiments mais dangereusement tronquée sinon complètement hors du temps et des réalités.

La bien-pensance et le politiquement correct ne sont évidemment pas une spécificité française. L’auteur tout simplement, la connaît mieux mais le complexe d’après-guerre a aussi diablement imprégné l’école allemande de la coopération et l’Angleterre a produit avec Oxfam, Greenpeace et quelques autres organisations, une belle démonstration de ce qu’elle savait faire à cet égard !

 
 

…. mais d’abord, poser le problème de fond

 

Le problème central de la pauvreté et du développement est bien l’augmentation de la population que les terres agricoles n’arrivent plus à nourrir à force d’être partagées de génération en génération et à laquelle le développement de l’économie moderne n’offre pas suffisamment d’emplois, obligeant la plus grande partie des familles à chercher des sources complémentaires de revenus dans le secteur informel puis à émigrer définitivement vers la ville. Les populations du Maroc et de l’Algérie par exemple, ont quadruplé depuis l’indépendance. L’Egypte, les pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est en ont fait autant dans les quarante à cinquante dernières années. Le drame est que le développement de l’industrie ou des services en milieu urbain ne peut offrir d’emploi formel qu’à une faible partie des jeunes de plus de quinze ans qui arrivent chaque année sur le marché du travail d’autant que les industries ou activités de services modernes mettent généralement en œuvre des technologies et du matériel relativement peu demandeurs de main d’œuvre non qualifiée. L’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe par exemple, ne sont capables d’offrir un emploi qu’à un jeune sur trois arrivant chaque année sur le marché du travail malgré les investissements colossaux qu’ils peuvent se permettre grâce aux revenus du pétrole et des activités industrielles ou de services dérivées. Ce rapport est au mieux de un à cinq dans des pays comme l’Algérie, les Philippines ou le Pérou et que dire des pays très pauvres et encore moins industrialisés comme l’Ethiopie, le Niger, le Bangladesh ou la Bolivie ou de ceux qui sont le théâtre d’une guerre civile ou en sortent à peine comme le Soudan, la Colombie ou le Libéria ? Il faudrait donc chaque année, des investissements de nombreuses fois plus importants pour que « l’économie moderne » puisse combler l’écart entre offre et demande d’emploi, ce que les pays concernés ne peuvent évidemment pas s’offrir ni même absorber compte tenu de leurs capacités humaines, technologiques et institutionnelles très limitées. La natalité a heureusement diminué dans beaucoup de ces pays depuis dix à vingt ans mais la pyramide des âges restera très « jeune » pendant encore longtemps, évoluant entre 40 et 60 % de jeunes de moins de 20 ans selon les pays. L’Inde malgré le décollage tant vanté de ses industries et activités de services et aussi rapide puisse-t-il paraître, est bien loin de pouvoir satisfaire à la demande d’emploi de ses jeunes. La Chine quant à elle, est un cas à part dans la mesure où la nature autoritaire de son régime, lui a permis de contrôler sévèrement sa natalité ce qui risque d’ailleurs, d’en faire un « pays de vieux » avant qu’elle n’ait réussi son développement de masse et ajoute donc, un autre handicap de taille aux problèmes qu’elle doit déjà affronter en matière d’urbanisation, de réforme institutionnelle et de cohérence socio-économique entre ses régions et ses différentes catégories sociales, au sein de son immense territoire et de son énorme population.

 

Il en résulte que la stratégie la plus efficace à long terme pour les pays en développement, est bien évidemment de mettre en œuvre une approche de développement social et économique fortement centrée sur les micro-emplois et micro-activités du type de ceux que l’on trouve actuellement dans le secteur informel. Cette approche qui s’adresse à la masse de la population, générerait un taux de croissance nécessairement beaucoup plus faible que celui dont on se targue dans le secteur formel de l’économie moderne mais plus en rapport avec les capacités de la population et du pays globalement. Il est en effet, douteux que les taux de croissance « à deux chiffres » durent très longtemps et ils semblent plutôt devoir rester l’exception de pays qui partent de très bas dans l’échelle du développement ou de quelques secteurs spécifiques comme la construction ou les activités exportatrices à l’exemple de la Chine ou de l’Inde ou encore de la Thaïlande avant la crise de 1997. Le développement par l’exportation n’est certainement pas suffisant pour entraîner de façon saine et durable, le développement massif du marché intérieur dans les grands pays fortement peuplés. Il y faudra autre chose que l’export avec l’ambition de couvrir toute la population et de pousser hardiment le développement du marché intérieur dans son ensemble et pas seulement les activités exportatrices. On devra alors revenir à des ambitions beaucoup plus modestes que celles que l’on claironne actuellement en matière de taux de croissance. Le concept de secteur informel nous ramènera bientôt à ce problème majeur du développement.

On en revient toujours au niveau des choix comme de la mise en œuvre, à la qualité des hommes c’est à dire au sens de l’intérêt général des élites politiques et administratives et au savoir-faire des élites économiques et techniques qui, chacune pour leur part, devraient se préoccuper en priorité de diffuser ces notions dans le corps social.

 
 

Le tiers monde en compétition….. avec ou contre nous ? ou simplement sans nous ?

 

Le tiers monde est en train de sortir de son statut de débouché pour les produits et les influences politiques ou culturelles des pays développés. Quelques pays commencent à être considérés comme des partenaires potentiels, en particulier le Brésil, l’Inde, la Chine, le Mexique ou le Chili, etc….

Il faut toutefois relativiser ce nouveau type de rapport dans la mesure où l’effet de mode joue à plein avec l’inflation des mots et des passions que pratiquent les media et quelques entrepreneurs tombés sous le charme, parlant de leur progressive émergence. En effet, le PIB chinois de l’année 2006 est du même ordre de grandeur que celui de la France, de l’Italie ou de la Grande Bretagne alors que la population chinoise est plus de 20 fois supérieure. L’Inde n’atteint pas la moitié du PIB chinois, français ou britannique et se borne à faire jeu égal avec le Brésil qui est 7 fois moins peuplé et avec le Mexique dont la population est plus de dix fois inférieure! Il faut aussi avoir à l’esprit que la plus grande part de la croissance du PIB des pays en développement dépend en général, de quelques activités du secteur moderne, lui même dépendant le plus souvent, des activités d’exportation et parfois, d’un seul secteur ou d’un seul produit, textiles, pétrole, cuivre, cacao, etc… Les exportations chinoises par exemple, représentent entre le tiers et la moitié de son PIB déclaré qui est donc fortement dépendant de « l’appétit » des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon ainsi que du niveau de sa monnaie qui, si elle était soudainement réévaluée, ruinerait sa compétitivité actuelle et ramènerait le pays des années en arrière . Le Premier Ministre chinois rappelait récemment devant l’Assemblée Nationale chinoise que la priorité des priorités était la bataille contre les inégalités sociales et les déséquilibres villes-campagnes et qu’elle ne pouvait être gagnée si « certains fonctionnaires gouvernementaux et provinciaux pratiquent la fraude, recherchent le luxe, gaspillent les deniers publics voire se laissent corrompre », ajoutant que le taux de croissance allait nécessairement en souffrir. De même en Algérie, le pétrole et le gaz exportés représentent le tiers au moins du PIB et s’ils permettent à l’Etat d’effectuer des investissements productifs ou sociaux importants, ils sont loin d’irriguer comme il faudrait l’immense tissus du secteur informel dont les activités constituent la source de revenus quasi-exclusive de la majorité de la population. Le Mexique aussi dans les dix ou quinze dernières années, a connu une croissance fortement dépendante des commandes et des investissements des Etats-Unis.

 

La croissance des pays en développement reste donc fragile, aléatoire et dépendante même si entre temps, les excédents du commerce extérieur permettent de financer quelques investissements dans d’autres secteurs . Mais surtout, cette croissance fondée sur quelques industries ou activités dans lesquelles le pays est, au moins temporairement, compétitif vis à vis de sa clientèle étrangère, ignore le développement du marché intérieur qui seul, peut constituer une base solide de développement à long terme dans les pays à forte population. En effet, les coûts sociaux augmentent très rapidement mais en décalage dans le temps par rapport à la croissance économique, ce qui tend à ramener cette dernière à des niveaux beaucoup plus raisonnables en rapport avec les capacités réelles des structures et des hommes dans le pays considéré  : l’exemple japonais est très clair à cet égard où une période d’expansion très rapide a été suivie d’une stagnation de dix ans dont le pays ne sort qu’après une révision complète de ses équilibres économiques et sociaux. Le même phénomène de recadrage ou réajustement est aussi à l’origine des à coups de l’expansion des pays d’Amérique Latine dans les années 80 et 90 et de la crise de 1997 en Asie du Sud-Est.

Cela n’empêche évidemment pas les pays émergents de devenir chacun à leur tour, des partenaires et des concurrents des pays plus anciennement industrialisés. Ils ont déjà commencé à perturber l’équilibre traditionnel des rapports de force politiques régionaux voire des échanges mondiaux au niveau de certains secteurs. Cependant, leur croissance parfois excessivement rapide et désordonnée du fait de leur point de départ extrêmement bas, est de nature à générer des à coups voire des régressions majeures dans la mesure où elle accroît aussi très fortement les inégalités et les incohérences de nature politique, économique, sociale, culturelle et ethnique dont souffrent déjà ces pays. L’économie informelle rurale et péri-urbaine y est en effet, totalement négligée bien qu’elle fasse vivre ou survivre plus des deux tiers de leur population ce qui n’est pas sans créer ou préparer des tensions sociales et politiques extrêmement vives. La situation est similaire dans tous les pays en développement d’Amérique Latine, Asie du Sud-Est, Afrique et Proche ou Moyen-Orient qui pour beaucoup d’entre eux, présentent le handicap supplémentaire de ne pas connaître un taux de croissance du même ordre que ceux dont se prévalent actuellement la Chine ou l’Inde.

Tous ces pays souffrent en fait, d’un développement très faible et très insuffisant de leur marché intérieur mais certains ont développé un secteur moderne extrêmement compétitif fondé sur des niveaux de salaires très bas qui leur ont permis « d’attaquer » ponctuellement et avec succès, les positions commerciales des pays développés dans quelques secteurs industriels et de services à haute intensité de main d’œuvre. Face au développement du tiers monde, le monde développé se partage donc entre les inquiétudes des entrepreneurs et des employés des secteurs attaqués, et les appétits ou obsessions des autres quant aux possibilités offertes par les marchés émergents. 

 

Faut-il avoir peur de cette concurrence ? L’expérience montre qu’un rééquilibrage s’opère progressivement en matière de compétitivité à mesure que le niveau des salaires augmente dans les secteurs exportateurs des pays en voie d’industrialisation et que le mouvement de délocalisation des entreprises ralentit puis parfois s’inverse lorsqu’on prend en compte les considérations stratégiques et de commodité opérationnelle : l’histoire des flux d’investissement entre le Japon, la Corée, Taïwan et les autres pays d’Asie du Sud-Est et maintenant la Chine où de nombreux investisseurs commencent à s’interroger devant les hausses de salaires, le montre amplement ; de même l’histoire chaotique des zones franches en Amérique Latine.

La problématique de la délocalisation est en effet, assez compliquée et toutes les études s’accordent à dire que le phénomène n’est pas et ne pourra être massif sauf peut être, dans certains secteurs bien spécifiques car le niveau des salaires n’est pas et de loin, le seul ni le plus important des facteurs de décision. Les problèmes de compétence des sous-traitants, de transport et de logistique, de liaison entre création, bureaux d’étude et production, sans compter l’augmentation régulière du niveau des salaires dans les pays d’accueil, rendent la délocalisation beaucoup moins intéressante qu’il ne paraît à première vue. Il en résulte que 20 % seulement de l’emploi global et 10 % seulement de l’emploi dans les services serait dé-localisable (études OCDE et Mac Kinsey Global Institute 2005) dont on estime que le quart ou le tiers le sera effectivement. Pour confirmer cela une étude de P. Dockès, professeur à Lyon II, montre que les délocalisations proprement dites ne sont responsables que de 1 à 2 % des suppressions d’emploi en France (Le Monde du 6 septembre 2006). Rappelons que si certains secteurs ont été et sont toujours sensibles à la délocalisation (chaussures, textiles, certaines activités de services,..), la plupart des activités de services ne l’est pas ni l’ensemble des activités qui requièrent un contact étroit avec le client ou avec le marché et des interactions complexes ou multiples avec l’environnement de production-distribution.

Il n’y a donc pas de fatalité de désindustrialisation, de perte ou de dégradation de l’emploi pour peu que les entrepreneurs, les cadres, les employés et le monde du travail en général, ne refusent pas de s’adapter aux changements du monde, deviennent plus mobiles géographiquement et professionnellement …. Bref, que notre petit bourgeois n’aie plus peur et sans nécessairement devenir un grand aventurier, qu’il abandonne définitivement l’idée de faire toute sa carrière dans la même société, la même région ou la même administration et surtout qu’il refuse d’écouter les sirènes du laxisme, de l’assistanat et du malthusianisme. En s’ouvrant au monde, il se rendra compte qu’il n’est pas moins bon que les autres et s’il est français, qu’il est même plutôt meilleur si l’on parle de créativité, de rapidité et de réactivité, toutes qualités appelées à devenir essentielles dans la compétition qui s’annonce. Ces qualités sont d’ailleurs probablement, la rançon de son détestable penchant individualiste, égalitariste, jaloux et râleur. La meilleure preuve de ses capacités en sont les succès remportés par nos grandes entreprises nationales qui ont souvent été à l’origine de grandes aventures européennes, industrie spatiale, Airbus, TGV, industrie nucléaire, Iter, etc… Les entreprises françaises et européennes sont tout à fait compétitives et réactives. Notre faiblesse majeure consiste dans l’équilibre que nous n’avons pas encore trouvé en Europe, entre l’évolution démographique, le niveau optimum des avantages sociaux et les conditions de base du dynamisme économique.

 

Il n’en demeure pas moins que le développement du tiers monde engendrera de fortes poussées concurrentielles dans certaines activités que le monde développé devra abandonner ou réformer. Cela provoquera deux phénomènes concomitants.

Il se produira d’une part, un tassement des minimum salariaux et une « flexibilisation » de plus en plus grande de l’emploi dans les pays développés comme on le constate aux Etats-Unis où le salaire minimum, même s’il ne touche qu’un petit nombre de salariés, ne représente plus que la moitié du seuil de pauvreté officiel (20.000 dollars en 2005 pour une famille de quatre personnes) et a perdu un tiers de son pouvoir d’achat en trente ans. Par là s’expliquent à la fois, la faiblesse du chômage aux Etats-Unis car il faut bien travailler pour vivre faute de protection sociale automatique et suffisante, et à l’inverse, le nombre relativement important de travailleurs pauvres par rapport à la situation française ou allemande . De même au Japon, les conditions d’indemnisation du chômage étant sévères et très limitées dans le temps, le travail à temps partiel est maintenant le lot d’un bon tiers de la population active avec un salaire moyen annuel de l’ordre de 6700 euro, moins que le niveau de pauvreté en France qui est la moitié du salaire médian. Le même phénomène s’est produit en Grande Bretagne depuis les réformes des années 1980. De même dans beaucoup de pays européens, la rigidité de la réglementation du travail a été fortement corrigée pour faciliter l’embauche, par exemple en Espagne et en Italie où se sont très fortement développées les formes de travail temporaire ou précaire : ces mesures ont néanmoins permis à ces pays de mettre au travail leur population inemployée faisant baisser leur taux de chômage au dessous de celui de la France et de l’Allemagne, en dépit de la régularisation de centaines de milliers d’immigrés clandestins. Un article du Monde Diplomatique de Janvier 2008 s’insurgeait contre le fait que la part des salaires dans le PIB, en France comme dans tous les pays développés, ait diminué de 5 à 8 % depuis 1980 (études Insee, Ires, FMI, Commission Européenne, etc…) et semblait l’attribuer à la rapacité du capital (« les rentiers, les actionnaires, etc… ») qui aurait « profité de la baisse du rythme de croissance pour modifier les règles du jeu au détriment des salariés ». Dans la recherche des causes du phénomène, il oublie de dire cependant, que la concurrence est devenue mondiale entre-temps et qu’il a fallu beaucoup investir pour maintenir la compétitivité de nos entreprises et les adapter à la nouvelle donne économique. Or sans capital, il n’y a pas d’investissement et sans investissement plus d’entreprise ni d’emploi ! Le groupe Le Monde ne devrait pas publier des choses si brutes et des jugements si sommaires.

Le second phénomène sera un glissement inéluctable de l’emploi et du profit vers les activités que les pays en développement ne maîtriseront pas encore. Pour cela il faudra que les entreprises investissent beaucoup en recherche, développement et production : il faudra donc encore plus de capital mais aussi que les travailleurs des pays développés s’habituent à changer de métier et qu’ils s’y préparent comme il convient, mentalement et techniquement, pour éviter de trop douloureux ajustements économiques et sociaux. L’exemple de la société Thomson est significatif à cet égard : en quelques années, cette entreprise s’est séparée au profit d’une société chinoise, de ses activités de production de téléviseurs dont elle était un des grands producteurs mondiaux et s’est spécialisée dans les activités de services aux industries de l’image et dans la production des matériels amont nécessaires à cette production. Elle a maintenant retrouvé son chiffre d’affaires et recommence à embaucher. On peut trouver de nombreux exemples de ce type de reconversion ou de transformation suite à un changement des termes de la compétition, dans les secteurs de l’informatique, de la prospection et de l’exploration-production de pétrole, de la construction automobile, et même malgré la crise actuelle, dans les secteurs mode, textiles et habillement.

 

Il ne faut donc pas avoir peur de l’avenir mais il faut accepter l’idée que le monde évolue, que d’autres veulent aussi leur place et que le changement exigera de nous, comme des autres d’ailleurs, une beaucoup plus grande réactivité à l’événement et une créativité permanente pour faire face honorablement et pacifiquement à une compétition qui s’annonce à la fois rude et volatile. Bref, le développement ce n’est ni Davos ni Porto Alegre, c’est plus difficile et moins folklorique. Des milliards de pauvres aspirent à ne plus l’être mais ce n’est pas la mort de l’Occident, c’est l’évolution normale des choses qu’il s’agit d’accompagner le plus efficacement possible. Là est le défi : l’écologisme du GIEC (Groupement intergouvernemental d’études sur l’évolution du climat) et l’alter-mondialisme vont être à la peine mais le « mondialisme » aussi, devra être encadré.